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CHAPITRE XIX.

Le siège du château en Espagne.


Il y avait au moins quatre heures que le soleil s’était couché et peu de voyageurs se seraient souciés de rester aussi tard en dehors des murs de Rome ; cependant la voiture de M. Dorrit, achevant sa dernière et ennuyeuse étape, réveillait encore les échos de la campagna solitaire. Les bergers sauvages et les paysans farouches, dont la présence avait varié la monotonie de la route tant que le jour avait doré, s’étaient tous couchés avec le soleil, laissant le désert vide. Parfois, aux détours de la route, une pâle lueur rougeâtre apparaissait à l’horizon comme une exhalaison de cette terre semée de ruines, indiquant qu’on se trouvait encore loin de la ville des sept collines ; mais encore n’était-ce qu’à de rares et courts intervalles qu’on avait la consolation d’entrevoir le but du voyage. La berline ne tardait pas à se replonger dans un creux de cette mer noire et sèche, et pendant longtemps on n’apercevait plus que la route pétrifiée et le ciel sombre.

M. Dorrit, bien qu’il eût son château en Espagne pour le distraire, ne se sentait pas à l’aise sur ce chemin peu fréquenté. Il se montrait beaucoup plus curieux, à chaque cahot de sa voiture, qu’il ne l’avait été depuis son départ de Londres. Le valet, qui occupait le siège inutile du cocher, tremblait sans vergogne. Le courrier, installé sous la capote de derrière, n’était pas tout à fait rassuré. Chaque fois (et cela arrivait fréquemment) que M. Dorrit baissait la glace et jetait un coup d’œil sur ce serviteur, il est vrai qu’il le voyait occupé à réduire en cendres l’offrande de John Chivery, mais presque toujours debout et regardant autour de lui, comme quelqu’un dont les soupçons sont éveillés et qui se tient sur ses gardes. Alors M. Dorrit, après avoir relevé la glace, se rappelant que les postillons avaient l’air de vrais coupe-jarrets, se disait qu’il aurait mieux fait de coucher à Civita-Vecchia et de repartir de bonne heure le lendemain matin. Ces réflexions, néanmoins, ne l’empêchaient pas de travailler de temps en temps à son château.

Voilà qu’on reconnaît, aux fragments d’enclos en ruines, aux croisées sans châssis, aux murs délabrés, aux maisons abandonnées, aux puits qui filtrent, aux réservoirs crevés, aux cyprès semblables à des spectres, aux lambeaux de vigne enchevêtrées, à la transformation de la route en une allée longue, irrégulière, mal entretenue, où tout tombe en poussière, depuis les habitations hideuses jusqu’à la route raboteuse, on reconnaît qu’on se rapproche de la Ville éternelle. Voilà que tout à coup l’équipage recule et s’arrête.