Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/212

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oublié les paroles de sa nièce : épargnez-moi ! Aussi il ne tardait pas à s’adresser des reproches et à se calmer. Il se contenta donc de répéter avec des sanglots que son frère était parti seul, seul ; qu’ils avaient débuté côte à côte dans la vie, que le malheur ne les avait pas séparés, qu’ils ne s’étaient pas quittés durant leurs longues années de pauvreté, qu’ils avaient vécu ensemble jusqu’à ce jour, et que son frère était parti seul, seul !

Ils se séparèrent, épuisés et abattus. Amy ne voulut quitter son oncle qu’après l’avoir reconduit dans sa chambre, où il se coucha tout habillé, sous une couverture dont sa nièce l’avait entouré. Alors elle se jeta elle-même sur son lit et s’endormit d’un profond sommeil : du sommeil de l’épuisement et d’un repos forcé, empreint encore du sentiment confus d’une grande affliction. Dors, bonne petite Dorrit ! Dors jusqu’au matin.

Il fit un beau clair de lune cette nuit-là ; mais la lune se leva tard. Lorsqu’elle eut atteint une certaine hauteur dans le paisible firmament, elle éclaira à travers les persiennes à moitié fermées la chambre solennelle où venaient de se dénouer toutes les misères d’une existence agitée. Deux êtres reposaient tranquillement dans cette chambre… Deux êtres également immobiles et impassibles, séparés en ce moment l’un et l’autre par un gouffre infranchissable, de tout ce qui s’agite et vit sur cette terre, qui va pourtant les réclamer bientôt.

L’un gisait sur le lit. L’autre, agenouillé au chevet, était penché sur le premier, les bras étendus paisiblement et sans roideur sur le couvre-pied, la tête baissée, de façon que les lèvres touchaient la main sur laquelle elles avaient exhalé leur dernier souffle. Les deux vieillards étaient devant leur père, bien au-dessus des jugements crépusculaires de ce monde ; bien au-dessus des brouillards et des obscurités terrestres.




CHAPITRE XX.

Qui sert de préface au chapitre suivant.


Les passagers du bateau à vapeur débarquent sur la jetée de Calais. C’est un triste et sombre endroit que Calais, lorsque la marée s’est retirée au niveau des basses eaux. Il n’y a d’eau tout juste que ce qu’il en faut pour permettre au paquebot d’approcher ; et en ce moment la barre, où quelques vagues viennent encore se briser, ressemble à un gros paresseux de monstre marin, qui laisse flotter à la surface de l’eau son corps endormi au soleil. Le maigre phare, tout blême, hantant la côte comme le fantôme d’un édifice qui a