Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/226

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Mlle  Wade, venez voir votre jolie Mlle  Wade. Elle vous aime beaucoup. Mlle  Wade est très-savante ; elle a lu une quantité de livres et peut vous raconter des histoires bien plus belles et plus amusantes que les miennes. Venez écouter Mlle  Wade ! »

Comment aurais-je pu fixer l’attention de mes élèves, lorsque j’étais tout entière à la rage que me causaient ces noires faussetés ? Comment aurais-je pu m’étonner de voir leurs innocents visages se détourner du mien et leurs petits bras s’enrouler autour du cou de cette nourrice, au lieu de s’enlacer autour du mien ? Alors elle me regardait, après avoir écarté les boucles de cheveux blonds qui l’aveuglaient et me disait :

« Elles reviendront, allez, mademoiselle Wade ; les chères petites ne tarderont pas à vous aimer, car elles sont bien simples et affectueuses, madame ; ne vous découragez pas pour si peu madame ! »

Et tout cela pour me cacher la joie de son triomphe !

Cette femme avait encore trouvé un moyen de me tourmenter. Souvent, lorsqu’elle m’avait plongée dans des idées noires par des moyens perfides comme ceux-là, elle attirait sur moi l’attention des enfants, afin de leur montrer la différence qu’il y avait entre elle et moi.

« Chut ! pauvre Mlle  Wade est souffrante. Ne faites pas de tapage, mes chéries ; elle a mal à la tête. Venez la consoler. Venez-lui demander si elle va mieux, venez la prier de se coucher un peu. J’espère que vous n’avez rien qui vous tourmente, madame ? Ne vous laissez pas abattre comme ça, madame. »

Cela devint insupportable. Ma maîtresse étant entrée chez moi un jour que j’étais seule, et dans une situation d’esprit qui ne me permettait pas de cacher plus longtemps mes souffrances, je lui dis que je me voyais obligée de la quitter. Je ne pouvais plus supporter la présence de cette nourrice.

« Mademoiselle Wade ! Mais notre pauvre Dawes vous est dévouée ; elle ferait tout au monde pour vous ! »

Je savais d’avance ce qu’elle me répondrait ; j’y étais préparée, je me contentai de répliquer qu’il ne m’appartenait pas de contredire ma maîtresse, mais que je ne pouvais plus rester.

« J’espère, mademoiselle Wade, dit milady, prenant tout à coup ce ton de supériorité qu’elle avait eu tant de peine à étouffer jusqu’alors que je n’ai jamais rien dit ni rien fait depuis que nous sommes ensemble qui vous autorise à vous servir de ce mot désagréable. Si J’ai fait avec vous la maîtresse ; ce ne peut être que par inadvertance. Parlez-moi franchement, je vous prie. »

Je répondis que je n’avais aucune plainte à faire, ni à ma maîtresse, ni de ma maîtresse ; mais que je ne pouvais plus rester. Elle hésita un instant ; puis, s’asseyant à côté de moi, posa sa main sur la mienne. Comme si l’honneur d’une pareille familiarité devait effacer mes souvenirs pénibles !

« Mademoiselle Wade, je crains que votre tristesse ne tienne à des causes sur lesquelles je ne puis rien. »