Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/327

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— Non. Je vous répète que nous sommes loin d’être riches, et, je ne veux pas m’appauvrir davantage en offrant un prix quelconque pour un document, sans connaître au juste le mal qu’il pourrait me faire. Voici la troisième fois que vous m’adressez de vagues menaces. Aujourd’hui, il faut parler clairement, sinon vous pouvez vous en aller et agir comme bon vous semblera. Mieux vaut être mise en pièces d’un coup de griffes que de trembler comme une souris à la merci d’un chat de votre espèce. »

Rigaud la regarda et fixement avec ses yeux trop rapprochés, que leurs rayons visuels semblaient, en se croisant, faire un nez retroussé de son nez aquilin. Après l’avoir contemplée pendant une minute ou deux, il répliqua, en ajoutant à l’expression sinistre de son méchant sourire :

« Vous êtes une femme hardie.

— Je suis une femme résolue.

— Et vous l’avez toujours été. Hein ? toujours, n’est-ce pas, mon petit Flintwinch ?

— Ne répondez pas, Flintwinch. Qu’il dise à l’instant même tout ce qu’il peut avoir à dire, ou bien qu’il s’en aille et agisse comme il l’entendra. Vous savez que c’est là ce que nous avons décidé. Maintenant il sait à quoi s’en tenir, et qu’il se décide à son tour. »

Elle ne se laissa pas intimider par le méchant regard de son visiteur ; elle ne chercha pas même à l’éviter. Il le fixa de nouveau sur elle ; mais elle conserva son masque impassible. Il descendit de la table, rapprocha du canapé une chaise sur laquelle il s’assit et posa une main sur le bras de la paralytique. Mme  Clennam conserva le même visage, froncé, attentif et fixe.

« Vous tenez donc, madame, à ce que je raconte un bout d’histoire domestique dans cette petite réunion de famille ? demanda Rigaud, qui fit jouer ses doigts agiles sur le bras de Mme  Clennam, comme pour l’engager à se tenir sur ses gardes. Je suis un peu médecin ; laissez-moi vous tâter le pouls. »

Elle lui abandonna son bras, qu’il prit par le poignet. Tout en ayant l’air de compter les battements, il reprit :

« L’histoire d’un mariage étrange, d’une mère plus étrange encore, d’une vengeance, d’une substitution et d’une suppression… Tiens, tiens, tiens !… voilà un pouls bien agité ! Il me semble qu’il va deux fois plus vite que tout à l’heure ! Est-ce là un des symptômes habituels de votre maladie, chère madame ? »

Elle fit un effort pour dégager son bras impotent ; mais son visage ne trahit aucune émotion. Quant à la physionomie de Rigaud, elle gardait aussi le même sourire sinistre.

« J’ai mené une existence assez aventureuse, car il est dans mon caractère d’aimer les aventures. J’ai connu bon nombre d’aventuriers… de charmants camarades, la plus aimable société !… C’est de l’un d’eux que je tiens la ravissante petite histoire que je vais vous raconter et dont j’ai les preuves… les preuves, vous entendez,