Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 2.djvu/337

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dont j’étais chargée, et j’ai souffert, entre les quatre murs de cette salle ce qu’il a plu au Seigneur de me faire souffrir. Lorsque le codicille eut été enfin détruit… à ce que je crus du moins… en ma présence, la protégée de M. Frédéric Dorrit était déjà morte depuis longtemps, et il y avait longtemps aussi que le protecteur avait eu le sort qu’il méritait : il était ruiné et imbécile. Il n’avait pas d’enfants. J’avais découvert qu’il avait une nièce avant cette époque, et ce que j’ai fait pour elle valait beaucoup mieux qu’une somme d’argent dont elle n’aurait pas profité… (Mme  Clennam ajouta, après un moment de silence, comme si elle s’adressait à la montre)… Cette jeune fille était innocente, et peut-être n’aurais-je pas oublié de lui abandonner l’argent à ma mort. »

Elle se tut, sans cesser de contempler la montre.

« Vous rappellerai-je un petit épisode de cette histoire, chère et digne madame, demanda Rigaud. Le codicille se trouvait encore dans cette maison le soir où votre ami, le prisonnier, que je porte dans mon cœur, est revenu de l’étranger. Vous raconterai autre chose ? Le petit oiseau chanteur, dont vous avez coupé les ailes, a été retenu bien longtemps en cage par un gardien de votre choix, que ce vieil intrigant-là connaît fort bien. Prierons-nous le vieil intrigant d’être assez bon pour nous dire quand il a vu ce gardien pour la dernière fois ?

— Je le dirai, moi ! s’écria Mme  Jérémie, retirant encore une fois le tablier de sa bouche… Jérémie, si tu fais un pas, je vais crier à me faire entendre d’ici à l’autre côté de la Tamise ! L’individu que cet homme a vu est le frère jumeau de Jérémie ; il est venu chez nous, au milieu de la nuit, le soir où Arthur a couché ici, et Jérémie, en personne, lui a remis ce papier avec je ne sais quoi encore ; et l’autre a tout emporté dans une boîte de fer… Au secours ! au secours ! au meurtre ! sauvez-moi de Jéré… mi… e ! »

Le sieur Flintwinch s’était élancé pour administrer, coûte que coûte, une dose à sa tendre moitié ; mais Rigaud l’avait saisi à mi-chemin. Après avoir lutté un instant, Jérémie n’eut rien de mieux à faire que de se tenir tranquille et de fourrer ses mains dans ses poches.

« Quoi ! s’écria Rigaud d’un ton railleur, en le faisant reculer à coups de coude. Attaquer ainsi une dame qui a tant de talent pour les rêves ! Ha, ha, ha ! mais vous ne savez donc pas qu’elle vous rapportera son pesant d’or si vous la montrez pour de l’argent. Tous ses rêves se réalisent ! Ha, ha, ha ! Vous ressemblez tant à votre gracieux frère, mon petit Flintwinch ! Je crois encore le voir tel que je l’ai connu, la première fois que je lui ai servi d’interprète auprès de son hôte, au cabaret des Trois-Billards, dans une de ces petites rues bordées de maisons à six étages, près du quai de l’Entrepôt, à Anvers ! Ah ! en voilà un qui buvait comme un homme ! En voilà un qui fumait comme un homme ! En voilà un qui avait en garni un joli petit appartement de garçon, au cinquième, au-dessus du marchand de charbon, des modistes, du fabricant de chaises et du tonnelier, où je l’ai connu ensuite faisant douze petits sommes par jour,