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Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/173

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— Je le sais… Joe… je le sais…, c’est une erreur ; mais que penses-tu de tout cela ? »

En réalité, Joe pensait que c’était très-bien, si je le trouvais moi-même ainsi ; mais il stipula positivement que si je n’étais pas reçu avec cordialité ou si je n’étais pas encouragé à renouveler une visite qui n’avait d’autre objet que de prouver ma gratitude pour la faveur que j’avais reçue, cet essai serait le premier et le dernier. Je promis de me conformer à ces conditions.

Joe avait pris un ouvrier à la semaine, qu’on appelait Orlick. Cet Orlick prétendait que son nom de baptême était Dolge, chose tout à fait impossible ; mais cet individu était d’un caractère tellement obstiné, que je crois bien qu’il savait parfaitement que ce n’était pas vrai, et qu’il avait voulu imposer ce nom dans le village pour faire affront à notre intelligence. C’était un gaillard aux larges épaules, doué d’une grande force ; jamais pressé et toujours lambinant. Il semblait même ne jamais venir travailler à dessein, mais comme par hasard ; et quand il se rendait aux Trois jolis bateliers pour prendre ses repas, ou quand il s’en allait le soir, il se traînait comme Caïn ou le Juif errant, sans savoir le lieu où il allait, ni s’il reviendrait jamais. Il demeurait chez l’éclusier, dans les marais, et tous les jours de la semaine, il arrivait de son ermitage, les mains dans les poches, et son dîner soigneusement renfermé dans un paquet suspendu à son cou, ou ballottant sur son dos. Les dimanches, il se tenait toute la journée sur la barrière de l’écluse, et se balançait continuellement, les yeux fixés à terre ; et quand on lui parlait, il les levait, à demi fâché et à demi embarrassé, comme si c’eût été le fait le plus injurieux et le plus bizarre qui eût pu lui arriver.

Cet ouvrier morose ne m’aimait pas. Quand j’étais tout petit et encore timide, il me disait que le diable