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Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/31

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Les bestiaux y mettaient une ardeur égale et écarquillaient leurs gros yeux en me lançant par leurs naseaux un effroyable : « Holà ! petit voleur !… Au voleur ! Au voleur !… » Un bœuf noir, à cravate blanche, auquel ma conscience troublée trouvait un certain air clérical, fixait si obstinément sur moi son œil accusateur, que je ne pus m’empêcher de lui dire en passant :

« Je n’ai pas pu faire autrement, monsieur ! Ce n’est pas pour moi que je l’ai pris ! »

Sur ce, il baissa sa grosse tête, souffla par ses naseaux un nuage de vapeur, et disparut après avoir lancé une ruade majestueuse avec ses pieds de derrière et fait le moulinet avec sa queue.

Je m’avançais toujours vers la rivière. J’avais beau courir, je ne pouvais réchauffer mes pieds, auxquels l’humidité froide semblait rivée comme la chaîne de fer était rivée à la jambe de l’homme que j’allais retrouver. Je connaissais parfaitement bien le chemin de la Batterie, car j’y étais allé une fois, un dimanche, avec Joe, et je me souvenais, qu’assis sur un vieux canon, il m’avait dit que, lorsque je serais son apprenti et directement sous sa dépendance, nous viendrions là passer de bons quarts d’heure. Quoi qu’il en soit, le brouillard m’avait fait prendre un peu trop à droite ; en conséquence, je dus rebrousser chemin le long de la rivière, sur le bord de laquelle il y avait de grosses pierres au milieu de la vase et des pieux, pour contenir la marée. En me hâtant de retrouver mon chemin, je venais de traverser un fossé que je savais n’être pas éloigné de la Batterie, quand j’aperçus l’homme assis devant moi. Il me tournait le dos, et avait les bras croisés et la tête penchée en avant, sous le poids du sommeil.

Je pensais qu’il serait content de me voir arriver