Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/50

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servi, M. Pumblechook commença à rayonner sous la bienheureuse influence du grog. Je commençais, moi, à croire que la journée se passerait bien, quand ma sœur dit à Joe de donner des assiettes propres… pour manger les choses froides.

Je ressaisis le pied de la table, que je serrai contre ma poitrine, comme s’il eût été le compagnon de ma jeunesse et l’ami de mon cœur. Je prévoyais ce qui allait se passer, et cette fois je sentais que j’étais réellement perdu.

« Vous allez en goûter, dit ma sœur en s’adressant à ses invités avec la meilleure grâce possible ; vous allez en goûter, pour faire honneur au délicieux présent de l’oncle Pumblechook ! »

Devaient-ils vraiment y goûter ! qu’ils ne l’espèrent pas !

« Vous saurez, dit ma sœur en se levant, que c’est un pâté, un savoureux pâté au jambon. »

La société se confondit en compliments. L’oncle Pumblechook, enchanté d’avoir bien mérité de ses semblables, s’écria :

« Eh bien ! mistress Joe, nous ferons de notre mieux ; donnez-nous une tranche dudit pâté. »

Ma sœur sortit pour le chercher. J’entendais ses pas dans l’office. Je voyais M. Pumblechook aiguiser son couteau. Je voyais l’appétit renaître dans les narines du nez romain de M. Wopsle. J’entendais M. Hubble faire remarquer qu’un morceau de pâté au jambon était meilleur que tout ce qu’on pouvait s’imaginer, et n’avait jamais fait de mal à personne. Quant à Joe, je l’entendis me dire à l’oreille :

« Tu y goûteras, mon petit Pip. »

Je n’ai jamais été tout à fait certain si, dans ma terreur, je proférai un hurlement, un cri perçant, simple-