Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/95

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déjà fait, et nous nous regardâmes encore tous les deux.

Avant de me parler, elle jeta un coup d’œil sur les habits qu’elle portait, sur la table de toilette, et enfin sur elle-même dans la glace.

« Si nouveau pour lui, murmura-t-elle ; si vieux pour moi ; si étrange pour lui ; si familier pour moi ; si triste pour tous les deux ! Appelle Estelle. »

Comme elle continuait à se regarder dans la glace, je pensai qu’elle se parlait à elle-même et je me tins tranquille.

« Appelle Estelle, répéta-t-elle en lançant sur moi un éclair de ses yeux. Tu peux bien faire cela, j’espère ? Vas à la porte et appelle Estelle. »

Aller dans le sombre et mystérieux couloir d’une maison inconnue, crier : « Estelle ! » à une jeune et méprisante petite créature que je ne pouvais ni voir ni entendre, et avoir le sentiment de la terrible liberté que j’allais prendre, en lui criant son nom, était presque aussi effrayant que de jouer par ordre. Mais elle répondit enfin, une étoile brilla au fond du long et sombre corridor… et Estelle s’avança, une chandelle à la main.

Miss Havisham la pria d’approcher, et prenant un bijou sur la table, elle l’essaya sur son joli cou et sur ses beaux cheveux bruns.

« Ce sera pour vous un jour, dit-elle, et vous en ferez bon usage. Jouez aux cartes avec ce garçon.

— Avec ce garçon ! Pourquoi ?… ce n’est qu’un simple ouvrier ! »

Il me sembla entendre miss Havisham répondre, mais cela me paraissait si peu vraisemblable :

« Eh bien ! vous pouvez lui briser le cœur !

— À quoi sais-tu jouer, mon garçon ? me demanda Estelle avec le plus grand dédain.