Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 2.djvu/347

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qu’il ferait mieux de me lâcher à temps, et de me laisser aller avant que je ne m’affranchisse moi-même ?

C’était en allant promener dans les jardins du Temple, pour la troisième ou quatrième fois, appuyé sur le bras de Joe, que je vis bien clairement le changement qui s’était opéré en lui. Nous nous étions assis sous la chaude lumière du soleil, regardant la rivière, et il m’arriva de dire au moment où nous nous levions :

« Voyez, Joe, je puis très-bien marcher maintenant ; vous allez me voir rentrer seul.

— Il ne faudrait pas vous forcer pour cela, Pip, dit Joe ; mais je serais heureux de vous en voir capable, monsieur. »

Le dernier mot me choqua. Pourtant, comment me plaindre ? Je n’allai pas plus loin que la grille du jardin ; alors je prétendis être plus faible que je ne l’étais réellement, et je demandai à Joe de me donner le bras. Joe me le donna, mais il était pensif.

De mon côté, j’étais pensif aussi, car comment arrêter ce changement naissant en Joe ? C’était une grande perplexité pour mes pensées déchirées de remords, que j’eusse honte de lui dire exactement dans quel état je me trouvais et où j’en étais arrivé, je ne cherche pas à le cacher ; mais j’espère que les motifs de mon hésitation n’étaient pas tout à fait indignes. Il aurait voulu m’aider à sortir de tous ces petits tracas ; je le savais, et je savais qu’il ne devait pas m’aider, et que je ne devais pas souffrir qu’il m’aidât.

Ce fut une triste soirée pour tous deux ; mais, avant d’aller nous coucher, j’avais résolu d’attendre jusqu’au lendemain. Le lendemain était un dimanche, je commencerais une nouvelle vie avec la nouvelle semaine. Le lundi matin, je parlerais à Joe de son changement, je mettrais de côté ce dernier vestige de réserve, je lui