Aller au contenu

Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/110

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

débarqués, et l’on reconnut au premier coup d’œil le véritable état des choses.

M. Pickwick, avec ses mains dans ses poches et son chapeau complétement enfoncé sur un œil, était appuyé contre le buffet, et, balançant sa tête de droite à gauche, produisait une constante succession de sourires, les plus doux, les plus bienveillants du monde, mais sans aucune cause ou prétexte appréciable. Le vieux M. Wardle, dont le visage était prodigieusement enflammé, serrait les mains d’un visiteur étranger en bégayant des protestations d’amitié éternelle. M. Winkle, se soutenant à la boîte d’une horloge à poids, appelait, d’une voix faible, les vengeances du ciel sur tout membre de la famille qui lui conseillerait d’aller se coucher. Enfin M. Snodgrass s’était affaissé sur une chaise, et chaque trait de son visage expressif portait l’empreinte de la misère la plus abjecte et la plus profonde que se puisse figurer l’esprit humain.

« Est-il arrivé quelque chose ? demandèrent les trois dames.

— Rien du tout, répondit M. Pickwick. Nous… sommes… tous… en bon état… Dites donc… Wardle… nous sommes… tous… en bon état… N’est-ce pas ?

— Un peu, répliqua le joyeux hôte. Mes chéries… voici mon ami, M. Jingle… l’ami de M. Pickwick… M. Jingle… venu… pour une petite visite…

— Monsieur, demanda Emily avec anxiété, est-il arrivé quelque chose à M. Snodgrass ?

— Rien du tout, madame, répliqua l’étranger. Dîner de Club, — joyeuse compagnie, — chansons admirables, — vieux porto, — vin de Bordeaux, — bon, — très-bon. — C’est le vin, madame, le vin.

— Ce n’est pas le vin, bégaya M. Snodgrass d’un ton grave. C’est le saumon. (Remarquez qu’en pareille circonstance ce n’est jamais le vin.)

— Ne feraient-ils pas mieux d’aller se coucher, madame ? demanda Emma. Deux des gens pourraient porter ces messieurs dans leur chambre.

— Je n’irai pas me coucher ! s’écria M. Winkle avec fermeté.

— Aucun homme vivant ne me portera ! dit intrépidement M. Pickwick ; et il continua de sourire comme auparavant.

— Hourra ! balbutia faiblement M. Winkle.

— Hourra ! répéta M. Pickwick, et prenant son chapeau il l’aplatit sur la terre, saisit ses lunettes et les fit voler à travers