Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/53

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premier rang des curieux, et attendirent patiemment le commencement des manœuvres. La foule augmentait constamment, et les efforts qu’ils étaient obligés de faire pour conserver leur position, occupèrent suffisamment les deux heures qui s’écoulèrent dans l’attente. Quelquefois il se faisait par derrière une poussée soudaine, et alors M. Pickwick était lancé en avant avec une vitesse et une élasticité peu conformes à la gravité ordinaire de son maintien. D’autres fois les soldats engageaient les spectateurs à reculer, et laissaient tomber les crosses de leurs fusils sur les pieds de M. Pickwick, pour lui rappeler leur consigne, ou lui bourraient ladite crosse dans la poitrine pour l’engager à s’y conformer. Dans un autre instant, quelques gentlemen facétieux se pressant autour de M. Snodgrass, le réduisaient à sa plus simple expression, et après lui avoir fait endurer les tortures les plus aiguës, lui demandaient pourquoi il avait le toupet de pousser les gens de cette façon-là. À peine M. Winkle avait-il achevé d’exprimer l’indignation excessive que lui causait cette insulte non provoquée, et épuisé son courroux, qu’un individu placé par derrière lui enfonçait son chapeau sur les yeux, en le priant d’avoir la complaisance de mettre sa tête dans sa poche. Ces mystifications, jointes à l’inquiétude que leur causait la disparition inexplicable et subite de M. Tupman, rendaient, au total, leur situation plus incommode que délicieuse.

À la fin on entendit courir parmi la foule ce bruyant murmure qui annonce l’arrivée de ce qu’elle a attendu pendant longtemps. Tous les yeux se tournèrent vers le fort, et l’on vit bataillons après bataillons se répandre dans la plaine, les drapeaux flottant gracieusement dans les airs, et les armes étincelant au soleil. Les troupes firent halte et prirent position. Les cris inarticulés du commandement coururent sur toute la ligne ; les armes furent présentées avec un cliquetis général ; le commandant en chef, le colonel Bulder et un nombreux état-major passèrent au petit galop en tête des troupes. Tout d’un coup la musique de tous les régiments fit explosion ; les chevaux se dressèrent sur deux pieds, et reculèrent en fouettant leurs queues dans toutes les directions ; les chiens aboyèrent ; la multitude cria ; les troupes reçurent le commandement de fixe ; et autant que les yeux pouvaient s’étendre on ne vit plus rien à droite et à gauche qu’une longue perspective d’habits rouges et de pantalons blancs, immobiles, et comme pétrifiés.