Page:Dickens - Magasin d Antiquités, trad Des Essarts, Hachette, 1876, tome 1.djvu/36

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heureuses et les plus belles dans la position la plus brillante. Mais j’en suis encore à y aspirer, j’y aspire toujours, et, en attendant, s’il me fallait te quitter, t’aurais-je suffisamment préparée pour les luttes du monde ? Ce pauvre oiseau que voilà serait aussi bien en état d’en courir les risques si on lui donnait la volée. Attention ! j’entends Kit ; il est à la porte : va lui ouvrir, Nell. »

Elle se leva, fit vivement quelques pas, s’arrêta, se retourna et jeta ses bras au cou du vieillard, puis le quitta, et s’élança, plus vite cette fois afin de cacher les larmes qui coulaient de ses yeux.

« Un mot, monsieur, me dit le vieillard à voix basse et d’un ton précipité ; un mot à l’oreille. Vos paroles de l’autre soir m’ont rendu malheureux. Voici ma seule justification : j’ai tout fait pour le mieux, il est trop tard pour revenir sur mes pas quand bien même je le pourrais ; mais je ne le puis, et d’ailleurs j’espère encore triompher ! Tout pour elle. J’ai supporté moi-même la plus grande misère afin de lui épargner les souffrances qu’entraîne la pauvreté ; je veux lui épargner les peines qui ont mis au tombeau, hélas ! trop tôt ! sa mère, ma chère fille ! Je veux lui laisser non pas de ces ressources vulgaires qui pourraient aisément se perdre et se dissiper, mais une fortune qui la place pour toujours au-dessus du besoin. Remarquez bien cela, monsieur : ce n’est pas du pain que je veux lui assurer, c’est une fortune. Mais, chut ! la voici, je ne puis vous en dire davantage, ni maintenant, ni jamais, en sa présence. »

L’impétuosité avec laquelle il me fit cette confidence, le tremblement de sa main qui pressait mon bras, les yeux ouverts et brillants qu’il fixait sur moi, sa véhémence passionnée et son agitation, tout cela me remplit, d’étonnement. D’après ce que j’avais vu et entendu, d’après une grande partie de ce qu’il m’avait dit lui-même, je le supposais riche. Mais, quant à son caractère, je ne pouvais le définir, à moins que ce ne fût un de ces misérables qui, ayant fait de la fortune l’unique but, l’unique objet de leur vie, et ayant réussi à amasser de grands biens, sont continuellement torturé par la crainte de la pauvreté et obsédés par l’inquiétude de perdre de l’argent et de se ruiner. Il m’avait dit bien des choses que je n’avais pu comprendre, et qui ne pouvaient s’expliquer que par cette supposition. Je finis donc par conclure que sans nul doute il appartenait à cette catégorie malheureuse.