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NICOLAS NICKLEBY.

L’inquiétude ôtait à Nicolas l’envie de dormir. Il accepta donc, échangea une poignée de main avec chacun des jeunes gens, et s’assit auprès du feu pour aider M. Crummles à vider un bol de punch.

Mais, malgré le punch et le directeur, Nicolas était distrait et abattu. Son attention ne se fixait point ; il entendait sans comprendre, et quand M. Vincent Crummles termina le récit d’une longue aventure par un bruyant éclat de rire et en demandant à Nicolas ce qu’il aurait fait en pareil cas, celui-ci fut obligé de s’excuser de son mieux et d’avouer qu’il n’y était pas du tout.

— Je m’en doutais, dit M. Crummles ; vous êtes tourmenté ; qu’avez-vous ?

Nicolas ne put s’empêcher de sourire de cette question faite à brûle-pourpoint ; mais, croyant inutile de l’éluder, il déclara qu’il était agité de la crainte de ne pas atteindre le but de ses démarches. — Et quel est ce but ? — De vivre, mon pauvre compagnon de voyage et moi, dit Nicolas : voilà la vérité ; vous l’avez devinée depuis longtemps, je pense, et il vaut mieux vous la confesser de bonne grâce. — Que peut-on faire à Portsmouth plutôt qu’ailleurs ? demanda M. Vincent Crummles. — Il y a beaucoup de vaisseaux en partance dans le port ; je chercherai du service à bord de l’un d’eux ; on y mange et on y boit, en tout cas. — Du bœuf salé et du rhum, du pudding de pois cassés et du biscuit de mer, dit le directeur tirant une bouffée de sa pipe pour la tenir allumée. — On peut être plus mal, dit Nicolas. Je suis capable de supporter la vie de matelot, je le crois, comme tous les jeunes gens de mon âge. — Il faudra bien vous y habituer, dit le directeur, si vous allez à bord d’un vaisseau ; mais vous n’irez pas. — Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de patron, pas de contre-maître qui consente à se charger de vous, quand il peut prendre un marin exercé ; et ils sont aussi abondants que des huîtres. — Que voulez-vous dire ? demanda Nicolas, alarmé de cette prédiction et du ton d’assurance avec lequel elle était émise. Les hommes ne naissent pas marins, et il faut bien qu’on reçoive des apprentis. M. Vincent Crummles secoua la tête. — Sans doute, on en reçoit, mais non pas des jeunes gens élevés comme vous.

Il y eut un moment de silence ; la physionomie de Nicolas se rembrunit, et il baissa vers le feu des yeux pensifs.

— Ne voyez-vous pas d’autre profession que puisse embrasser avec honneur un jeune homme de votre tournure et de votre talent ? — Non. — Eh bien ! je vais vous en dire une, s’écria M. Crummles : le théâtre ! — Le théâtre ! — La profession d’artiste dramatique ! Je suis moi-même artiste dramatique ; ma femme est artiste dramatique ; mes enfants sont artistes dramatiques. J’ai eu un chien qui a été artiste