Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. La Bédollière, 1840.djvu/199

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
194
NICOLAS NICKLEBY.

coup d’œil le plus attrayant ; on y remarquait un cruchon de bière, de larges quartiers de bœuf rôti et bouilli, une langue, un pâté de pigeon, un poulet froid, et autres menus comestibles.

M. John Browdie, les mains dans ses poches, contemplait nonchalamment cet étalage gastronomique. De temps à autre, il chassait les mouches du sucrier avec le mouchoir de poche de sa femme, plongeait dans le pot au lait une cuiller qu’il portait à sa bouche, coupait une petite croûte de pain et un mince morceau de viande, et les avalait en deux bouchées comme une couple de pilules. Toutes les fois qu’il badinait ainsi avec les vivres, il tirait sa montre, et déclarait d’un ton pathétique qu’il ne pouvait attendre deux minutes de plus.

— Mathilde !… dit-il à sa femme couchée sur un canapé et dans un état de somnolence. — Eh bien ! John. — Eh bien ! John, repartit le mari avec impatience, est-ce que vous n’avez pas faim, ma fille ? — Pas beaucoup. — Pas beaucoup ! répéta John levant les yeux au plafond ; peut-on dire ça quand nous avons dîné à trois heures, et goûté avec de la pâtisserie, ce qui augmente la faim au lieu de l’apaiser ? — Voici quelqu’un qui vous demande, dit le garçon en entrant. Êtes-vous chez vous, Monsieur ? — Je voudrais y être ; il y a deux heures que j’aurais pris le thé. J’avais dit à votre camarade de se mettre en sentinelle, et de lui dire, sitôt qu’il le verrait, que nous étions morts d’inanition. Ah ! ah ! vous voilà ! votre main, monsieur Nickleby ! ce jour est l’un des plus beaux de ma vie ; comment va votre famille ?

La cordialité de son salut fit oublier la faim à John Browdie, et il serra à plusieurs reprises la main de Nicolas, en lui frappant violemment sur les doigts dans les intervalles, pour ajouter à la chaleur de la réception.

— Ah ! la voilà, dit John remarquant que les yeux de Nicolas s’arrêtaient sur Mathilde, la voilà… mais vous devez avoir de l’appétit. Mangez, mon garçon, mangez.

Jamais homme ne fut plus diverti que John Browdie. Il ricana, il cria, il s’étouffa, mangea en riant, devint rouge et noir, toussa, s’étrangla, fit peur à sa femme, et s’arrêta hors d’haleine et la larme à l’œil. Mais, en cet état d’épuisement, il répétait encore d’une voix faible : C’est parfait !

— C’est la seconde fois, dit Nicolas, que nous sommes à table ensemble, et ce n’est que la troisième fois que je vous vois ; et pourtant je crois me trouver avec de vieux amis. — J’éprouve la même chose, dit le paysan. — Et moi aussi, ajouta sa jeune épouse. — J’ai les plus fortes raisons pour vous accorder toute mon amitié,