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NICOLAS NICKLEBY.

vrai que j’ai rendu service à quelques auteurs en dramatisant leurs œuvres. — Vous avez fait comme Shakspeare, qui prenait les sujets de ses pièces dans des livres déjà imprimés. — C’est vrai, Monsieur ; William Shakspeare était un arrangeur dramatique, et il n’arrangeait pas mal. — Sans doute, reprit Nicolas ; mais il me semble que les dramaturges modernes ont été beaucoup plus loin que lui. — Vous avez raison, Monsieur, interrompit l’auteur, l’esprit humain a fait des progrès depuis Shakspeare. — Ils ont été beaucoup plus loin que lui, dit Nicolas, comme imitateurs, mais non comme écrivains originaux. Shakspeare prenait des légendes populaires, de vieilles histoires, d’antiques traditions, et les revêtait des éclatantes couleurs de son génie ; mais vous, messieurs les dramaturges, vous vous emparez de sujets qui sont loin de convenir au théâtre, et, loin de les embellir, vous les défigurez. Quelle différence existe-t-il entre ce brigandage et l’action d’un filou qui vole dans la rue, si ce n’est que les lois veillent à la conservation des mouchoirs de poche, et s’occupent fort peu des créations de l’esprit humain ? — Il faut vivre, Monsieur, dit l’auteur dramatique en haussant les épaules. — Le voleur aurait la même raison à donner, répondit Nicolas. Mais, puisque vous amenez la question sur ce terrain, je dirai que si j’étais romancier, et non arrangeur, j’aimerais mieux payer votre pension à la taverne pendant six mois que de vous permettre de toucher à mes volumes.

La discussion allait s’échauffer ; mais madame Crummles y mit un terme à propos en demandant à l’auteur dramatique des nouvelles de six pièces qu’il s’était engagé à écrire pour y intercaler les exercices du jongleur africain. La conversation animée qui s’entama sur ce sujet fit oublier Nicolas et ses injurieuses assertions.

Quand le punch, le vin et les liqueurs eurent remplacé sur la table les mets substantiels, un profond silence succéda par degrés à la rumeur des causeries particulières, et ne fut interrompu que par des encouragements.

Il y eut un intermède de musique, et plus tard M. Crummles but à M. Snittle Timberry, cet ornement du théâtre ; puis au jongleur africain, cet autre ornement du théâtre, en lui demandant permission de l’appeler son cher ami. N’ayant aucun motif pour la lui refuser, le jongleur africain la lui accorda gracieusement. On allait boire à la santé de l’auteur dramatique ; mais il avait trop bu à celle des autres, et on le trouva endormi sur l’escalier.

Après une longue séance, on se sépara avec force embrassades. Nicolas attendit que tout le monde fût parti pour offrir ses petits présents. En disant adieu à M. Crummles, il ne put s’empêcher de remarquer la différence de cette séparation