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NICOLAS NICKLEBY.

— Je suppose, Monsieur, dit-il, que vous vous imaginez que nous péririons de faim sans les misérables sommes que vous nous apportez, parce que ma fille veut bien employer son temps de la manière dont elle l’emploie. — Je n’y ai jamais pensé. — Vous n’y avez jamais pensé ! C’est au contraire l’idée que vous vous faites toutes les fois que vous venez ici. Croyez-vous, jeune homme, que je ne connaisse pas l’humeur de ces petits marchands, fiers de leur bourse, quand ils ont ou s’imaginent avoir un moment un galant homme à leur merci ? — Je n’ai affaire qu’à une dame, dit respectueusement Nicolas. — C’est la fille d’un galant homme, Monsieur. Vous apportez peut-être des commandes ? Avez-vous de nouvelles commandes pour ma fille, Monsieur ?

Nicolas comprit le ton de triomphe et de raillerie avec lequel cette question lui était adressée ; mais comme il l’avait prévue, et se rappelait la nécessité de jouer son rôle, il présenta une note de quelques sujets de dessins que son patron désirait être exécutés.

— Voilà vos commandes, n’est-ce pas ? — Oui, Monsieur, puisque vous tenez à ce mot. — Eh bien ! Monsieur, vous pouvez dire à votre maître que ma fille, miss Madeleine Bray, ne daigne plus s’occuper de travaux de cette espèce ; qu’elle ne lui est plus subordonnée comme il le pense ; que nous n’avons pas besoin de son argent pour vivre, comme il s’en flatte ; qu’il peut donner celui qu’il nous doit au premier mendiant qui passera devant sa boutique, ou l’ajouter à la somme de ses profits la première fois qu’il les calculera. Voilà ma réponse à ses ordres, Monsieur. — Il vend sa fille, pensa Nicolas indigné, et il se croit le droit de se dire indépendant.

M. Bray était trop absorbé dans son triomphe pour remarquer un regard de mépris que Nicolas ne put réprimer.

— Maintenant vous avez rempli votre commission, et vous pouvez vous retirer, à moins que vous n’ayez encore… des ordres à nous donner. — Je n’en ai point, dit sévèrement Nicolas, et par égard pour le rang que vous avez jadis occupé, je me suis abstenu de cette expression et de toute autre qui, inoffensive en elle-même, eût pu impliquer quelque autorité de ma part et quelque indépendance de la vôtre. Je n’ai point d’ordres, mais j’ai des craintes que je ne puis m’empêcher d’exprimer ; j’ai peur que vous ne condamniez cette jeune personne à une condition pire que celle du travail manuel le plus pénible. C’est votre conduite qui m’inspire des craintes, et votre conscience, Monsieur, vous dira si elles sont fondées. — Au nom du ciel ! s’écria Madeleine alarmée, rappelez-vous qu’il est malade. — Malade !