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NICOLAS NICKLEBY.

vous allez donner votre main ; mais vous connaissez quelques-unes de ses actions ; vous l’avez vu, vous l’avez entendu parler ; songez, avant qu’il soit trop tard, au rôle que vous allez jouer. Pouvez-vous lui jurer à l’autel une foi que votre cœur lui refuse, pouvez-vous prononcer des paroles solennelles contre lesquelles se révoltent la nature et la raison, sans vous dégrader à vos propres yeux ? Les regrets que vous vous préparez n’augmenteront-ils pas à mesure que vous connaîtrez mieux son détestable caractère ? Ne vous engagez point à ce misérable ; endurez, si vous voulez, les fatigues d’un travail journalier, mais fuyez cet homme, fuyez-le comme la peste. Car, croyez-moi, je dis la vérité, la pauvreté la plus abjecte serait du bonheur comparativement au sort qui attend l’épouse d’un pareil homme !

Longtemps avant que Nicolas eût cessé de parler, Madeleine avait caché sa figure dans ses mains et donnait un libre cours à ses larmes.

— Monsieur, répondit-elle d’une voix d’abord entrecoupée, mais qui reprit par degrés la force que lui ôtait l’émotion, je ne vous cacherai point… je le devrais peut-être… que j’ai beaucoup souffert depuis la dernière fois que je vous ai vu. Je n’aime point cet homme ; la différence de nos âges, de nos goûts, de nos habitudes s’y oppose. Il le sait, et pourtant il s’obstine à m’offrir sa main. En l’acceptant, je puis rendre la liberté à mon père qui se meurt, prolonger son existence de quelques années peut-être, lui assurer de l’aisance, et épargner à un ami généreux le soin de secourir un homme par lequel, je l’avoue avec peine, son noble cœur n’est point compris. N’ayez point assez mauvaise opinion de moi pour me croire capable de feindre un amour que je n’éprouve point. Si la raison et la nature me défendent de l’aimer, je puis du moins remplir les devoirs d’une épouse, et me soumettre à tout ce qu’il exigera de moi. Il veut bien me prendre telle que je suis ; j’ai donné ma parole, et je devrais me réjouir au lieu de pleurer. L’intérêt que vous prenez à une jeune fille abandonnée comme moi, la délicatesse avec laquelle vous vous êtes acquitté de votre mission, méritent toute ma reconnaissance, et, en vous l’exprimant, je suis émue jusqu’aux larmes, comme vous le voyez ; mais, loin de me repentir, je suis heureuse d’acheter à ce prix la délivrance de mon père. — Vos pleurs tombent plus vite quand vous parlez de bonheur, dit Nicolas, et vous évitez de contempler le sombre avenir qui vous est réservé. Retardez ce mariage d’une semaine seulement. — Au moment où vous êtes arrivé, il parlait, en souriant comme autrefois, et comme je ne l’ai pas vu sourire depuis longtemps, de la liberté qui allait venir demain, de l’heureux changement de son état, de l’air frais, des tableaux variés qui redonneraient la vie à son corps épuisé ; son œil brillait, sa