Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 1.djvu/434

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garçon, dit M. Crummles en montrant le poing au jocrisse quand il rentra dans les coulisses. Vous quitterez la troupe pas plus tard que samedi. »

Il n’y avait donc pour tous les acteurs en général et pour chacun en particulier qu’un spectateur dans la salle : c’était le directeur de Londres : la pièce ne se jouait, à vrai dire, que pour lui. Quand M. Lenville, dans un transport de colère irrésistible, appela l’empereur un mécréant, et que, par réflexion, il dit, en mordant son gant : « mais non, il faut dissimuler ; » au lieu d’abaisser d’un air sombre ses regards sur les planches, pour attendre la réplique, comme cela se fait toujours en pareil cas, il tint son œil bravement fixé sur le directeur de Londres. Quand Mlle Bravassa chanta sa charmante chansonnette à son amoureux, qui se tenait tout prêt, selon l’usage, à lui prendre la main dans l’intervalle des couplets, au lieu de se regarder l’un l’autre tendrement, qu’est-ce qu’ils regardaient ? le directeur de Londres. C’est pour lui tout seul que M. Crummles mourut en scène, et, quand les deux gardes vinrent emporter son cadavre, après une mort affreuse, son cadavre ouvrit l’œil pour lancer une œillade au directeur de Londres.

Mais malheureusement on finit par s’apercevoir que le directeur de Londres s’était endormi. Il ne tarda pas à se réveiller, et partit tout de suite, au grand désappointement de toute la troupe, qui passa sa colère sur le malheureux jocrisse, déclarant que c’était sa bouffonnerie intempestive qui avait fait tout le mal ; et M. Crummles annonça qu’il y avait longtemps qu’il hésitait à prendre ce parti, mais que décidément il ne pouvait pas patienter davantage, et qu’il lui serait donc obligé de lui faire l’amitié de chercher ailleurs un autre engagement.

Désintéressé dans la question, Nicolas n’y trouva qu’un sujet de divertissement très amusant, et surtout de satisfaction véritable, quand il vit disparaître l’illustre personnage avant qu’il eût lui-même paru sur la scène. Il joua de son mieux dans les deux dernières pièces, et, après avoir été accueilli avec une faveur unanime et des applaudissements sans exemple, pour nous servir des propres termes de l’affiche du lendemain, imprimée la veille deux heures avant la représentation, il prit Smike par le bras et s’en retourna avec lui coucher à la maison.

Le lendemain matin arriva une lettre de Newman Noggs, toute couverte de pâtés d’encre, très laconique, très petite, très sale et très mystérieuse. Il y pressait Nicolas de revenir à Londres sur-le-champ, sans perdre un instant, ce soir même, s’il était possible.