Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 1.djvu/441

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trop bon et trop obligeant pour qu’on doive vous oublier, monsieur Noggs. Asseyez-vous donc, vous allez me parler de Mlle Nickleby : la pauvre chère fille ! voilà plusieurs semaines que je ne l’ai pas vue.

— Comment cela se fait-il ? demanda Newman.

— Mais, monsieur Noggs, je vais vous dire la vérité : c’est que je suis allée faire un petit tour à la campagne pour la première fois depuis quinze ans.

— C’est un long bail, dit Newman ayant l’air de la plaindre.

— Oh ! oui, c’est un long bail dans la vie, quoique, de manière ou d’autre, grâce à Dieu, les jours qu’on passe dans la solitude s’écoulent aussi paisiblement et aussi doucement que les autres, répliqua l’artiste en miniature. Vous saurez donc, monsieur Noggs, que j’ai un frère, c’est mon seul parent ; et j’avais passé tout ce temps-là sans le voir. Ce n’est pas que nous ayons jamais rien eu ensemble : mais il avait débuté dans le commerce en province, il s’y était marié, et au milieu des nouveaux liens d’affection qu’il s’était formés, vous sentez bien qu’il put aisément oublier une pauvre petite femme comme moi. C’était bien naturel. Et n’allez pas croire que j’en parle ainsi pour m’en plaindre ; car je me suis toujours dit à moi-même : C’est tout simple, ce pauvre cher John est en train de faire son chemin dans le monde. Il a une femme pour lui confier ses soucis et ses peines, des enfants pour folâtrer autour de lui ; que Dieu répande sur eux toutes ses bénédictions et nous fasse la grâce de nous réunir un jour pour ne plus nous séparer ! mais ne voilà-t-il pas, monsieur Noggs, continua miss la Creevy prenant feu et battant des mains, que ce même frère, parvenu à Londres sans se donner de cesse qu’il n’ait trouvé mon adresse, ne voilà-t-il pas qu’il vient ici, s’assied dans ce fauteuil même, et se met à pleurer comme un enfant de la joie qu’il avait de me voir. Ne voilà-t-il pas qu’il insiste pour m’emmener à la campagne, chez lui (ô le bel endroit, monsieur Noggs ! un grand jardin, je ne sais combien de domaine, un homme en livrée pour servir à table, des vaches, des chevaux, des cochons, et je ne sais plus quoi), voilà-t-il pas qu’il me force d’y rester un grand mois ! Si je l’avais cru, j’y serais restée toute ma vie, oui, toute ma vie. Il m’en priait assez, et sa femme aussi, et leurs enfants aussi, ces pauvres enfants ; figurez-vous qu’ils sont quatre, dont une, la fille aînée, à laquelle ils avaient donné, croiriez-vous cela ? ils lui avaient donné, il y a huit bonnes années, mon nom de baptême, en souvenir de sa tante. Je n’ai jamais été si heureuse, non, de ma vie vivante. »