Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 1.djvu/95

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sorbé dans ses réflexions, il le but sans se douter, dans son heureuse innocence, de tout ce petit manège.

« Rien de plus succulent que ce bifteck, dit Squeers en remettant sur la table son couteau et sa fourchette avec lesquels il s’amusait en silence depuis quelque temps.

— C’est de la viande de première catégorie, reprit la dame. Je suis allée moi-même acheter un bon gros morceau exprès pour…

— Pour… ? s’écria Squeers vivement. Ce n’est pas pour les… ?

— Non, non, pas pour eux, répliqua Mme Squeers. Je l’ai acheté exprès pour vous, pour votre retour à la maison. Ah ! bien ! c’est bon ! si vous croyez que je suis femme à faire de ces étourderies-là !

— Ma parole d’honneur, ma chère, je ne savais pas ce que vous alliez me dire, dit Squeers qui en était encore pâle de saisissement.

— Vous n’avez pas besoin de vous tourner le sang, dit sa femme en riant aux éclats. Vous me croyez donc bien nigaude ! c’est bon ! »

Pour bien comprendre ce bout de conversation, il faut savoir que, selon la rumeur publique, M. Squeers passait, dans tout le voisinage, pour avoir des sentiments si charitables à l’égard des animaux, que, plutôt que de les faire tuer exprès, il préférait, pour la consommation de ses pensionnaires, acheter de temps en temps une vache morte de sa belle mort. Et peut-être que, dans tout cet imbroglio, il avait craint un moment d’avoir dévoré sans le savoir quelque bon morceau de ce genre destiné aux jeunes gentlemen de Dotheboys-Hall.

Le souper fini, et la table desservie par une petite servante qui regardait les plats d’un œil affamé, Mme Squeers se retira pour les enfermer sous clef, et aussi pour serrer les effets des cinq écoliers qui venaient d’arriver, et qui, par suite du froid extrême auquel ils avaient été exposés, n’avaient plus grand’chose à faire pour être convertis en de véritables glaçons. On les régala à souper d’une bonne petite soupe, puis on les fit coucher côte à côte dans un petit lit étroit pour se tenir chaud : là, rien ne les empêcha de rêver à leur aise de quelque repas substantiel couronné d’un bon feu à l’âtre. Leur imagination pouvait se donner carrière, et ne s’en fit pas faute, je l’espère.

M. Squeers s’administra une grande canette de grog à l’eau-de-vie, où cette liqueur n’avait admis le mélange de l’eau que sur le pied d’une parfaite égalité, pour faire mieux fondre le sucre, et son aimable moitié prépara pour Nicolas l’ombre d’un