Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/164

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cours journellement dans ce but, affectent néanmoins, au point de s’y tromper quelquefois eux-mêmes, une grande dignité morale, et secouent la tête ou poussent de profonds soupirs, en se plaignant de la corruption du monde. Parmi les plus abominables coquins qui aient jamais posé le pied ou plutôt qui aient jamais rampé sur cette terre (car c’est la seule attitude qui convienne à ces êtres bas et dégradés), il y en a qui vous enregistrent bravement, jour par jour, leurs faits et gestes dans un journal, et tiennent avec le ciel un compte ouvert de doit et avoir, où l’on est toujours sûr de trouver la balance à leur avantage. Est-ce une insulte gratuite à la Providence ? (s’il y a rien de gratuit dans l’âme intéressée, vile et fausse de ces hommes qui se traînent dans les sentiers les plus fangeux de la vie) ou bien est-ce réellement une espérance qu’ils conservent encore de tromper jusqu’au ciel même et de faire dans l’autre monde un placement par les mêmes procédés qui leur ont procuré de bons placements dans celui-ci ? Il ne s’agit pas de savoir comment cela se fait ; ce qu’il y a de sûr, c’est que cela est ; et ce qu’il y a de sûr aussi, c’est qu’une pareille exactitude dans la tenue des livres de ces messieurs, comme l’ont prouvé certains mémoires biographiques qui ont révélé bien des choses, ne peut pas manquer d’avoir son utilité, quand ce ne serait que d’épargner à l’ange, chargé de tenir là-haut la comptabilité, de la peine et du temps.

Ralph Nickleby n’était pas de ces gens-là : grave, inflexible, obstiné, impénétrable, Ralph ne se souciait de rien, dans la vie ou après la vie, que de la satisfaction de ses deux passions, dont la première était l’avarice, l’appétit le plus impérieux de sa nature, et dont la seconde était la haine. Ne voulant voir en lui-même qu’un type de l’humanité tout entière, il ne se donnait pas la peine de dissimuler son véritable caractère aux yeux du monde en général ; et, dans le fond de son cœur, sitôt qu’il lui venait une mauvaise pensée, il se hâtait de l’accueillir avec joie, et de la caresser avec amour. Le seul précepte de philosophie que Ralph Nickleby pratiquât à la lettre, c’était le connais-toi toi-même. Il se connaissait bien lui-même, et c’est pour cela qu’il haïssait tous les hommes, parce qu’il aimait à croire qu’ils lui ressemblaient tous, ayant été jetés dans le même moule. En effet, s’il n’y a pas d’homme qui se haïsse lui-même (le plus insensible d’entre nous a trop d’amour-propre pour cela), toutefois, la plupart des hommes jugent, sans le savoir, des autres par eux-mêmes : et l’on peut établir, en règle générale, que ceux qui ont l’habitude de tourner en dérision la nature humaine et qui affec-