Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/64

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solennelles. Les convives étant donc au complet, frère Ned sonna pour demander le dîner ; on vint annoncer qu’il était servi ; il s’empara du bras de la sœur de Tim Linkinwater, pour la conduire dans la salle à manger, où le couvert était mis avec une certaine cérémonie. Puis frère Ned prit le haut bout, frère Charles lui fit vis-à-vis ; la sœur de Tim Linkinwater à la gauche du frère Ned ; Tim Linkinwater à la droite ; un gros maître d’hôtel déjà ancien, gros rougeaud à jambes courtes, se mit à son poste derrière le fauteuil de frère Ned, où il se tenait fixe, immobile, sauf quelques signes télégraphiques de sa main droite, pour se préparer à découvrir les plats avec une élégante dextérité.

« Frère Charles, dit Ned, commençant le benedicite : « Pour ces biens et tous ceux que nous vous devons… »

« Seigneur, faites que nous vous soyons fidèlement reconnaissants, » acheva frère Charles.

Aussitôt le maître d’hôtel apoplectique enleva rapidement le couvercle de la soupière, et passa tout de suite de son immobilité majestueuse à une activité violente.

La conversation devint animée, et il n’y avait pas de danger que la bonne humeur des glorieux jumeaux la laissât dépérir, car ils mettaient tout le monde en train : aussi la sœur de Tim Linkinwater, dès le premier verre de champagne, se lança-t-elle dans un long récit bien détaillé de la vie de son frère, dès son bas âge, tout en prenant la précaution de commencer par rappeler qu’elle était de beaucoup la cadette de Timothée, mais qu’elle avait recueilli ces faits dans les traditions de la famille, qui en avait conservé et perpétué le souvenir. Après cette biographie, frère Ned y ajouta malicieusement un détail oublié, à savoir qu’il y avait trente-cinq ans, Tim Linkinwater avait été véhémentement soupçonné d’avoir reçu un billet doux, et que des renseignements, il est vrai un peu vagues, l’avaient accusé à cette époque de s’être laissé voir au bas de Cheapside donnant le bras à une vieille fille extrêmement jolie. Jugez si cette imputation fut accueillie par une explosion d’éclats de rire ; on alla jusqu’à prétendre que Tim Linkinwater n’avait pu s’empêcher de rougir, et, sommé de s’expliquer, au nom de la morale publique, il y répondit par une dénégation formelle. « Mais, d’ailleurs, ajouta-t-il, quand ce serait vrai, où serait le mal ? » Cette défense équivoque redoubla le rire éclatant du commis de la Banque en retraite, qui jura ses grands dieux qu’il n’avait jamais entendu de réponse plus amusante de sa vie, et que Tim Linkinwater n’en ferait pas de longtemps qui fît oublier celle-là.