Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/91

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comme elle a élevé ce garçon-là dans du coton. Eh bien ! quelle en est la récompense ? Je lui ai prodigué le lait de notre commune tendresse ; mais, maintenant, je sens, quand je le regarde, que ce lait-là tourne et s’aigrit sur mon cœur.

— C’est bien possible, monsieur, dit Mme Snawley, c’est bien possible.

— Mais où a-t-il été tout ce temps-là ? demanda Snawley, serait-il resté avec ?…

— Ah ! monsieur, dit Squeers en l’interrompant et se retournant vers Smike, êtes-vous resté avec ce démon de Nickleby, monsieur ? »

Mais ni questions ni taloches ne purent arracher là-dessus un mot de réponse à Smike. Il avait pris en lui-même la résolution de périr plutôt dans l’affreuse prison où il allait retourner, que de prononcer une syllabe qui pût compromettre son premier, son unique ami. Il avait eu le temps de se rappeler les recommandations que lui avait faites Nicolas en quittant le Yorkshire, de garder un profond secret sur sa vie passée. Il avait une idée vague et confuse que son bienfaiteur pouvait bien avoir commis un crime en l’emmenant, un crime terrible, qui l’exposerait à un châtiment redoutable s’il était découvert, et cette crainte avait aussi contribué à le mettre dans l’état de terreur stupide où il était retombé.

Telles étaient les pensées (si on peut donner ce nom aux visions imparfaites qui erraient sans suite dans son cerveau affaibli) qui vinrent assaillir l’esprit de Smike et le rendirent également sourd à l’éloquence persuasive de Squeers ou à ses procédés d’intimidation. Voyant tous ses efforts inutiles, M. Squeers le conduisit dans une petite chambre en haut sur le derrière, pour y passer la nuit ; puis, après avoir pris la précaution de lui faire quitter ses souliers, son gilet et son habit, et de fermer par-dessus lui la porte en dehors, dans le cas peu vraisemblable où il retrouverait l’énergie de tenter encore une évasion, le digne gentleman l’abandonna à ses réflexions.

Ces réflexions, personne ne peut dire ce qu’elles étaient, ce que fut le désespoir de cette pauvre créature quand il retomba dans ses pensées uniques, dans le souvenir récent de sa dernière demeure, des amis si chers, des visages si doux qu’il y laissait. Il entrevoyait tous ces rêves dans une espèce d’engourdissement douloureux, sommeil lourd et pénible d’une intelligence qui n’avait pu se développer sous le régime de cruautés dont il avait été victime dans sa première enfance. Combien il faut pour cela d’années de souffrances et de misère, sans