Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/243

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— Quel bateau dites-vous ? demanda Ruth.

— Le bateau d’Anvers, repartit mistress Gamp ; je ne veux pas vous tromper, mon ange, pourquoi vous tromperais-je ?

— Le paquebot d’Anvers, c’est celui qui est là, au milieu, dit Ruth.

— Et je voudrais qu’il soit dans le ventre de Jonas ! » s’écria mistress Gamp, qui parut confondre dans cette aspiration miraculeuse le prophète avec la baleine.

Ruth ne répondit rien ; mistress Gamp, appuyant son menton sur la froide balustrade de fer, continua à regarder fixement le paquebot d’Anvers, et à pousser de temps en temps un faible gémissement. Ruth lui demanda si c’était que l’un de ses enfants allait partir ce matin-là.

« Ou c’est peut-être votre mari ? dit-elle avec bonté.

— Ce qui fait voir, dit mistress Gamp en levant les yeux au ciel, combien vous avez fait peu de chemin dans cette vallée de la vie, ma chère jeune demoiselle. Ainsi que me l’a dit souvent une de mes bonnes amies qui s’appelle Harris, ma chère (mistress Harris, qui demeure de l’autre côté du square, en haut des marches, après le marchand de tabac) : « Oh ! Sarah ! Sarah ! nous ne savons guère ce qui nous attend ! — Mistress Harris, que je lui dis, pas trop, c’est vrai ; mais plus que vous ne croyez pourtant. Nos calculs, madame, que je dis, quand il s’agit du nombre d’enfants qu’on aura, ne vont pas, en général, au delà d’un seul ; et, plus souvent que vous ne penseriez, ils sont exacts. — Sarah, me dit mistress Harris d’un air solennel, dites-moi quel sera le nombre des miens. — Non, mistress Harris, que je lui dis, excusez-moi, s’il vous plaît. L’un des miens, que je dis, a dégringolé un escalier de service de trois étages, et l’humidité des marches lui est tombée sur les poumons. Un autre a été étouffé, souriant, dans un lit-armoire qu’on a replié sur lui sans le savoir. Ainsi, madame, ne cherchez pas à anticiper, mais prenez-les comme ils viennent et comme ils s’en vont. » Les miens, poursuivit mistress Gamp, les miens sont tous partis, ma chère petite poulette. Et, pour ce qui est des maris, il y a une jambe de bois qui s’en est retournée dans l’autre monde, laquelle, à force de descendre toujours dans les caves à vin, et de ne plus vouloir jamais en sortir que lorsqu’on l’en arrachait de force, était devenue aussi faible qu’une jambe de chair, pour ne pas dire plus faible. »

Quand elle eut terminé ce discours, mistress Gamp s’ap-