Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/268

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ordinaire, elle s’harmonisait si bien et d’une façon si inexplicable avec cette nuit, et en même temps elle en profanait à tel point la sublime horreur, que Montague, lâche en tout temps, se reculait avec effroi. Au lieu de tenir Jonas en son pouvoir, il semblait avoir changé de rôle. Mais Montague s’expliquait cela. La conscience de son état d’avilissement pouvait naturellement inspirer à un homme tel que Jonas le désir d’afficher une bruyante indépendance, afin d’oublier sa misérable position. Cette réflexion machiavélique était assez dans le tour d’esprit de Montague, qui s’y arrêta volontiers et trouva l’explication satisfaisante. Pourtant il éprouvait toujours un vague sentiment de crainte, et il se sentait abattu et mal à l’aise.

Il était certain de n’avoir pas dormi, mais ses yeux pouvaient l’avoir trompé : car lorsqu’il regardait Jonas maintenant, dans les intervalles d’obscurité, il pouvait se le représenter dans toutes les attitudes que lui suggérait sa pensée. D’autre part, il savait fort bien que Jonas n’avait pas sujet de l’aimer, et, en admettant même que la pantomime qui l’avait si vivement impressionné fût un geste réel et non l’effet de son imagination, il était hors de doute que ce mouvement était d’accord avec tout l’ensemble de la gaieté diabolique de Jonas, et qu’il portait la même empreinte de colère impuissante.

« S’il pouvait me tuer d’un souhait, pensait le chevalier d’industrie, je ne vivrais pas longtemps. »

Il résolut, lorsqu’il se serait servi de Jonas, de le tenir sous un joug de fer. En attendant, il ne pouvait mieux faire que de le laisser tranquille et libre de se livrer, à sa manière, à son étrange bonne humeur. Il pouvait bien lui faire ce petit sacrifice : « Car, se disait Montague, lorsque j’aurai pris tout ce qui est à prendre, je décamperai de l’autre côté de l’eau, et alors j’aurai les rieurs de mon côté… et les profits aussi. »

Telles étaient, d’heure en heure, ses réflexions. Il était dans cet état d’esprit où les mêmes idées se représentent continuellement avec une fatigante monotonie. Quant à Jonas, il semblait avoir entièrement banni toute réflexion pour son compte, et il s’amusait toujours de la même manière. Ils convinrent qu’ils iraient d’abord à Salisbury et que, de là, ils rabattraient par la traverse chez M. Pecksniff, dans la matinée du lendemain. La perspective de tromper ce digne homme égayait de plus en plus la verve joyeuse de son aimable gendre.