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Page:Dictionnaire de la Bible - F. Vigouroux - Tome I.djvu/282

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AMAN

geance. Il aurait craint d’aller contre le sort en avançant l’exécution ; d’autre part il redoutait qu’Assuérus, avec son esprit capricieux, ne fut influencé en sens contraire et n’en vînt à annuler l'édit. En le publiant, il rendait toute modification moralement impossible. De plus, les Juifs étaient dès lors mis au ban de l’empire, ils devenaient l’objet de la haine publique, c'était préparer et assurer une extermination universelle. On ne peut donc rien conclure de ce délai contre la véracité du livre, et les exégètes rationalistes frappent à faux quand ils l’attaquent sur ce point. Cf. Bleek, Einleitung in das Alte Testament, 4e édit., p. 299.

L'édit d’Aman n’existe pas dans le texte hébreu ; on le trouve dans les Septante après le chapitre iii, 13, et dans la Vulgate, xiii, 1-7. Les protestants le rejettent comme apocryphe avec tous les autres passages deutérocanoniques d’Esther ; cependant il est certain qu’il existait dans le texte hébreu primitif, et qu’il a été rendu en grec par le traducteur du reste du livre. Cornely, Introductio specialis in libros Veteris Testamenti, part, i, p. 418, 435. Il y a à la vérité une légère contradiction entre le jour fixé pour le massacre dans l'édit, Esth., xiii, (3, et dans le texte protocanonique, Esth., iii, 13 ; ix, 1 : ici le treizième, là le quatorzième jour d’adar. C’est une simple faute de copiste qui ne peut tirer à conséquence, pas plus que Γαβαθὰ pour Bαγαθὰν, Esth., xii, 1, et Ἀρταξέρξης pour Ξέρξης Esth., i, 1 et passim.

Pendant qu’Aman se croyait sûr du succès, les Juifs priaient et jeûnaient, Esth., iv, 16-17, et Esther, au péril de sa vie, allait trouver le roi et obtenait de lui que, accompagné de son ministre, il vînt dîner à sa table. Aman sortait joyeux de ce festin, lorsque la rencontre de Mardochée, toujours inflexible et demeurant assis à son passage, le mit dans une nouvelle fureur. Après avoir pris conseil de sa femme Zarès et de ses amis, il résolut de devancer l'édit pour ce Juif impertinent, et, ne doutant pas de l’acquiescement du roi, il fit dresser sur l’heure une potence de cinquante coudées pour y attacher Mardochée dès le lendemain. Le lendemain, la face des choses était changée, et Aman attaché lui-même à ce gibet. Mais auparavant l’orgueilleux ministre devait subir une humiliation plus cruelle que la mort. Pendant cette nuit où Aman préparait la mort de Mardochée, Assuérus, ne pouvant dormir, s'était fait lire les annales de son règne. Il entendit le récit de la conjuration formée contre sa personne par les eunuques Bagathan et Tharès, et découverte par Mardochée, qui la lit échouer. Il demanda alors quelle récompense avait reçue ce fidèle sujet, et, apprenant que rien n’avait été fait pour lui, il appela Aman afin d’avoir son avis sur la manière de traiter un homme que le roi voulait honorer. Aman, persuadé que lui seul pouvait être ce sujet digne d’honneur, réclama le plus éclatant triomphe : habits royaux, cheval du roi, diadème sur la tête, marche solennelle par les rues de Suse, où résidait alors Assuérus, Esth., i, 2, 5 ; les princes de l’empire remplissant l’office de hérauts devant le triomphateur, Esth., vi, 8-9. Or Aman décernait à son insu tous ces honneurs à son mortel ennemi, Mardochée, et lui-même dut non seulement en assurer l’exécution, mais encore y prendre part, tenant la bride du cheval et criant : « Ainsi est honoré celui que le roi veut honorer ! » Aman, toujours superstitieux, vit là un mauvais présage, et rentra triste et abattu.

Il comptait parmi ses conseillers et ses amis des devins (hébreu : ḥăkàmâv, « ses sages ; » Septante : φίλοι, Esth., VI, 13). C’est sur leurs réponses qu’il avait préparé l’extermination des Juifs, et maintenant il n’en obtenait plus que des présages funestes : « Si Mardochée est Juif, de même que tu as commencé à être abaissé devant lui, tu le seras encore. » Esth., vi, 13. Sous le coup de son humiliation, Aman accompagna Assuérus à un second repas chez Esther. La reine en profita pour exposer au roi la demande qu’elle n’avait pas voulu formuler la veille. Elle révéla son origine juive et supplia le roi en faveur de sa propre vie à elle et de celle de son peuple, qu’un ennemi cruel voulait exterminer. Cet ennemi, elle le nomma en sa présence, et elle le fit avec une telle énergie, qu’Aman baissa les yeux et demeura sans mot dire. Il comprit qu’il était perdu et qu’il n’avait plus d’espoir que dans la clémence de la reine elle-même. Pendant qu’Assuérus était allé prendre l’air dans le jardin pour calmer ses impressions, Aman s'était approché du lit de table d’Esther, et, penché vers elle, il demandait grâce, quand Assuérus rentra. Le monarque, aveuglé par sa colère, crut qu’Aman voulait attenter à l’honneur de la reine : il n’entendit plus rien, et condamnant son premier ministre avec la même facilité avec laquelle il lui avait livré les Juifs, il donna l’ordre de le mettre à mort, ce qui fut exécuté à l’instant même. Selon l’usage des anciens à l'égard des condamnés à mort, un des eunuques lui jeta un voile sur la tête, Quinte-Curce, vi, 8, 22 ; Cicéron, Pro Rabirio, iv, 13 ; un autre, nommé Harbona, fit remarquer au roi qu’Aman venait de faire dresser « dans sa maison » un gibet pour y pendre Mardochée. « Qu’il y soit lui-même pendu, » dit Assuérus ; ce qui fut fait, « et la colère du roi s’apaisa. » Esth., vii, 9-10. Il est à noter que d’après le chapitre xvi, verset 18, la potence fut transportée de la maison d’Aman auprès de la porte de Suse, où le persécuteur subit son supplice.

L’exécution d’Aman fut suivie de celle de sa famille. Quand le treizième jour du douzième mois arriva, les Juifs, aidés des fonctionnaires royaux, prirent l’offensive, et firent un grand carnage de leurs ennemis, parmi lesquels se trouvèrent les dix fils d’Aman. Esth., IX, (J-9. Ils périrent donc, non pas en même temps que leur père, comme il semblerait d’après Esth., IX, 25, mais neuf mois après. Cf. vii, 10 ; viii, 9, 12 ; ix, 14. Ainsi disparut la race de cet homme cruel et vindicatif, dont les hautes fonctions furent données à Mardochée, Esth., X, 3, comme sa maison avait été donnée à Esther, viii, 1. Ainsi se réalisait le songe qu’avait eu Mardochée la deuxième année du règne d’Assuérus (484) : il avait vu deux énormes dragons (hébreu : tanntm) acharnés l’un contre l’autre, et représentant la lutte d’Aman contre Mardochée. Esth., x, 5-7 ; xi, 5-12. En mémoire de la chute de son ennemi et de la délivrance de son peuple, Mardochée institua à perpétuité la fête des Sorts ou des Pûrim, ainsi appelée à cause des sorts jetés par Aman pour l’extermination des Juifs. Voir Phurim. Pendant la lecture du livre d’Esther qu’on fait en cette fête, les passages relatifs à Aman sont toujours signalés par des malédictions ; celui où il est question de son supplice et de celui de ses fils doit se prononcer très vite et sans respirer pour marquer que tous furent pendus à la fois, ce qui d’ailleurs n’est pas exact, et pendant ce temps les assistants frappent des mains et des pieds pour que ce nom maudit ne soit pas entendu. Enfin, en mémoire du supplice des fils d’Aman, les trois versets où il est rapporté, Esth., ix, 7-9, sont écrits, dans les manuscrits hébreux, sur trois colonnes parallèles représentant les trois cordes auxquelles furent pendus, d’après la tradition, les fils du ministre maudit, attachés à chacune d’elles par groupes de trois, trois et quatre ; cette tradition est du reste sans fondement dans l’histoire, et très peu vraisemblable.

Il est à noter que, dans la lettre de révocation de l'édit d’extermination, Assuérus attribue à Aman un dessein qu’on ne trouve mentionné nulle part ailleurs, celui de se tourner contre le roi lui-même après avoir affaibli ses moyens de défense par le massacre des Juifs, et de livrer aux Mèdes (Septante : εἰς τοὺς Μακεδόνας , qu’il faut interpréter comme : ὁ Μακεδών, Esth., ix, 21 ; cf. xvi, 10, dans le sens de Mède ou Agagite (voir Agagite), l’empire des Perses. Esth., xvi, 14. Cette allégation est sans doute une pure supposition, qui pouvait d’ailleurs facilement venir à l’esprit du roi.

Aman est souvent donné par les auteurs spirituels comme le symbole des ennemis de l'Église, dont Esther est la