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primer qu’un très-petit nombre d’idées, d’un ordre exclusivement matériel. Toute idée abstraite ne pouvait, par sa nature même, être peinte au moyen d’une figure directe ; car quelle eût été cette figure ? En même temps, certaines idées concrètes et matérielles auraient demandé pour leur expression directement figurative des images trop développées et trop compliquées pour trouver place dans l’écriture. L’un et l’autre cas nécessitèrent l’emploi du symbole ou du trope graphique.

La présence du symbole dans l’écriture hiéroglyphique doit remonter à la première origine et avoir été presque contemporaine de l’emploi des signes purement figuratifs. En effet, l’adoption de l’écriture, le besoin d’exprimer la pensée d’une manière fixe et régulière, suppose nécessairement un développement de civilisation et d’idées trop considérable pour qu’on ait pu s’y contenter longtemps de la pure et simple représentation d’objets matériels pris dans leur sens direct.

Les symboles graphiques sont simples ou complexes.

Ces derniers consistent dans la réunion de plusieurs images dont le rapprochement et la combinaison expriment une idée qu’un symbole simple n’aurait pas suffi à rendre.

Mais l’écriture purement idéographique avait beau appeler à son aide toutes les ressources que nous venons d’énumérer, elle n’en restait pas moins un moyen déplorablement incomplet de fixation et de transmission de la pensée, et plus on marchait dans la voie du développement des idées et des connaissances, plus son imperfection se faisait sentir d’une manière fâcheuse. Avec l’emploi exclusif de l’idéographisme on ne pouvait qu’accoler des images ou des symboles les uns à côté des autres, mais non construire une phrase et l’écrire de manière que l’erreur sur sa marche fût impossible. Il n’y avait aucun moyen de distinguer les différentes parties du discours ni les termes de la phrase, aucune notation pour les flexions des temps verbaux ou des cas et des nombres dans les noms. Sans doute, quelques règles de position respective entre les caractères idéographiques pouvaient jusqu’à un certain point, dans la langue écrite, remplacer tant bien que mal les flexions de la langue parlée, et le chinois a conservé jusqu’à nos jours des vestiges de cet état des choses[1] ; mais la ressource était bien imparfaite et ne pouvait fournir qu’un faible secours.

En outre, le progrès des idées et des notions à exprimer par l’écriture tendait à faire de cet art un chaos inextricable à force d’étendue et de complication, si un nouvel élément ne s’y introduisait pas, et si on continuait à vouloir représenter chaque idée, chaque notion, chaque objet nouveau par une image spéciale ou par un symbole, soit simple, soit complexe. Pour obvier à ces deux inconvénients, on fut conduit par une pente naturelle à joindre la peinture des sons à la peinture des idées, à passer de l’idéographisme au phonétisme. De leur essence même, les écritures purement idéographiques des époques primitives ne peignaient aucun son. Représentant exclusivement et directement des idées, leurs signes étaient absolument indépendants des mots par lesquels les idiomes parlés des peuples qui en faisaient usage désignaient les mêmes idées. Ils avaient une existence et une signification propres, en dehors de toute prononciation ; rien en eux ne figurait cette prononciation, et la langue écrite était par le fait assez distincte de la langue parlée, pour qu’on pût très-bien entendre l’une sans connaître l’autre, et vice versâ.

Mais l’homme n’a jamais écrit que pour être lu ; par conséquent tout texte graphique, quelque indépendant qu’il ait pu être par son essence de la langue parlée, a nécessairement été prononcé. Les signes des écritures idéographiques primitives représentaient des idées et non des mots ; mais celui qui les lisait traduisait forcément chacun d’eux par le mot affecté dans l’idiome oral à l’expression de la même idée. De là vint, par une pente inévitable, une habitude et une convention constante d’après laquelle tout idéogramme éveilla dans l’esprit de celui qui le voyait tracé, en même temps qu’une idée, le mot de cette idée, par conséquent une prononciation.

C’est ainsi que naquit la première conception du phonétisme, et c’est dans cette convention, qui avait fini par faire affecter à chaque signe figuratif ou symbolique, dans son rôle d’idéogramme, une prononciation fixe et habituelle, que la peinture des sons trouva les éléments de ses débuts.

Le premier pas, le premier essai du phonétisme dut nécessairement être ce que nous appelons le rébus, c’est-à-dire l’emploi des images primitivement idéographiques pour représenter la prononciation attachée à leur sens figuratif ou tropique, sans plus tenir aucun compte de ce sens, de manière à peindre isolément des mots homophones dans la langue parlée, mais doués d’une signification tout autre, ou à figurer par leur groupement d’autres mots dont le son se composait en partie de la prononciation de tel signe et en partie de celle de tel autre. C’est à ce premier pas du phonétisme, encore tout rudimentaire, que l’écriture s’est arrêtée chez les Aztèques du Mexique.

Dans une langue monosyllabique comme celle des Chinois, l’emploi du rébus devait nécessairement amener du premier coup la découverte de l’écriture syllabique. Chaque signe idéographique, dans son emploi figuratif ou tropique, répondait à un mot monosyllabique de la langue parlée, qui en devenait la prononciation constante ; par conséquent, en le prenant dans une acception purement phonétique pour cette prononciation complète, il représentait une syllabe isolée. L’état de rébus et l’état d’expression syllabique dans l’écriture se sont donc trouvés identiques à la Chine, et c’est à cet état de développement du phonétisme que le système graphique du Céleste-Empire s’est immobilisé, sans faire un pas de plus en avant, depuis plus de quarante siècles qu’il a franchi de cette manière le premier degré de la peinture des sons.

Mais cette identité de l’état de rébus et de l’état de syllabisme, qui confond en un seul deux des degrés ordinaires du développement de l’élément phonétique dans les écritures originairement idéographiques et hiéroglyphiques, n’était possible qu’avec une langue de constitution monosyllabique, comme le chinois. Chez les Égyptiens et chez les inventeurs de l’écriture cunéiforme anarienne, que nous regardons, à l’exemple de M. Oppert, comme ayant appartenu à la race touranienne ou tartaro-finnoise, l’idiome parlé, que l’écriture devait peindre, était polysyllabique. Le système du rébus ne donnait donc pas du premier coup les moyens de décomposer les mots en leurs syllabes constitutives et de représenter chacune de ces syllabes séparément par un signe fixe et invariable. Il fallait un pas de plus pour s’élever du rébus au syllabisme.

  1. Stanislas Julien, Discussions grammaticales sur certaines règles de position qui, en chinois, jouent le même rôle que tes inflexions dans les autres langues, Paris, 1841 ; id. Syntaxe nouvelle de la langue chinoise, fondée sur les règles de position, Paris, 1869.