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THY
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livre dédié à une dame de Delphes qui était précisément leur présidente, αἱ περὶ Διόνυσοσν ψυναῖκες ἅς Θυιάδας ὀνομάζουσιν[1]. Les analogies permettent de croire que ce collège était formé d’un nombre déterminé de membres : à Sparte, les prêtresses Dionysiades étaient au nombre de onze[2] ; à Élis, les femmes auxquelles était réservé le soin de célébrer les Θυῖα étaient au nombre de seize[3] [thyia]. Le collège des Thyiades delphiques avait à sa tête, comme nous venons de le dire, une présidente, ἡ τῶν Θυιάδων ἀρχηγός[4]. Celle qui était en fonction du temps de Plutarque s’appelait Cléô ; l’écrivain lui a dédié deux de ses traités, celui Sur les Vertus des femmes et celui Sur Isis et Osiris. Elle avait été initiée par son père et sa mère aux mystères égyptiens[5], qui avaient alors de nombreux adeptes dans la région du Parnasse, notamment à Tithorée[6] et, semble-t-il, à Delphes même, comme en témoigne une statuette en marbre blanc, d’époque romaine impériale, trouvée dans le sanctuaire pythique et qui représente Isis ou une prêtresse d’Isis. Cela ne semble pas être un hasard si la présidente des Thyiades delphiques a été initiée aux mystères égyptiens : Cléô devait adhérer, comme le faisait Plutarque, à la croyance déjà répandue au temps d’Hérodote, qu’Osiris ou Dionysos n’était qu’un seul et même Dieu sous deux noms différents.

Avec Cléô et Plutarque nous sommes presque au dernier âge du paganisme. Il est clair cependant que les Thyiades delphiques ne datent pas de la basse époque. L’antiquité de ce collège peut être inféré du rôle que Thyia, leur éponyme et fondatrice, joue dans la légende de Delphes. Elle figurait parmi les héroïnes de la Νεκυία, sur la fresque de Polygnote à la Leschè. Pausanias[7] sait que Thyia était la fille de l’autochtone Castalios, et qu’elle eut Delphos d’Apollon ; que d’ailleurs elle fut aimée de Poseidon ; et qu’enfin elle fut la première prêtresse de Dionysos et qu’elle inventa les mystères de ce dieu[8] : en sorte que la légende mettait Thyia, personnage légendaire des femmes du pays delphique, en rapport avec les trois grands dieux de Delphes, Apollon, Poseidon et Dionysos.

Une autre preuve de l’antiquité de ce collège résulte du rôle qu’il jouait dans certaines fêtes évidemment très anciennes. Tous les huit ans — en quel moment de l’année, nous l’ignorons — se célébrait à Delphes la fête [héroïs] (ἡ Ἡρωΐς) : la raison de cette cérémonie était tenue cachée, seules les Thyiades la connaissaient. Plutarque[9], par qui nous connaissons l’existence de l’Héroïs, ne semble pas avoir eu connaissance du μυστικὸς λόγος de cette fête ; Cléô n’a pas dû le lui révéler. Il n’en a su que les rites, dont apparemment chacun pouvait être témoin. Les Thyiades devaient jouer une sorte de drame sacré, qui a paru à Plutarque représenter l’ἀναγωγή de la mère de Dionysos, Sémélé. Cette ἀναγωγή de Sémélé semble avoir été assez analogue à l’ἄνοδος de Coré. Sémélé était ressuscitée tous les huit ans d’entre les morts, ἡρῶες, d’où le nom d’Ἡρωΐς que l’on donnait à la fête. Elle était ressuscitée par la puissance de son fils Dionysos[10]. À Trézène aussi, on croyait que Sémélé avait été ramenée du séjour des morts par Dionysos[11].

Tous les huit ans aussi, se célébrait à Delphes une fête mystérieuse, dont Plutarque nous a décrit de visu les δρώμενα[12]. Le mythe ætiologique qu’il raconte à ce propos avait été inspiré aux gens de Delphes par les rites de cette fête, auxquels ils prenaient part sans les comprendre. Ces rites formaient une sorte de drame sacré, qui se passait censément pendant une famine ; le « roi de Delphes » distribuait aux gens, aux étrangers en séjour à Delphes comme aux Delphiens mêmes, de la farine et des légumes ; seule Charila n’avait rien. Charila était une jeune fille que figurait une poupée [charila]. Non seulement le roi ne lui donnait rien, mais il la souffletait de sa sandale. Alors Charila tombait morte ; la présidente des Thyiades emportait sa dépouille ; on l’enterrait dans un creux de rochers. Mannhardt[13] et Usener[14] ont réuni de nombreux autres exemples de rites analogues, où un être symbolique, représenté par un mannequin, est mis à mort et anéanti. Ces rites n’ont peut-être pas tous le même sens. Dans certains cas, l’être mis à mort représente une période de temps déterminée dont on célèbre l’accomplissement. Dans d’autres cas, la cérémonie semble avoir un sens agraire ; elle doit opérer d’une façon magique, pour conjurer la famine, sur les forces qui président à la fécondité de la terre. Tel semble avoir été le sens de la Charila de Delphes : la présidente des Thyiades, assistée sans doute de son collège, prenait part à cette cérémonie, comme prêtresse du dieu de qui dépend la vie de la nature[15].

Pausanias, qui est postérieur à Plutarque de près d’un siècle, semble avoir ignoré l’existence du collège des Thyiades delphiques. Il ne connaît de Thyiades qu’à Athènes. Ces Thyiades athéniennes venaient, nous dit-il, se joindre aux femmes de Delphes pour célébrer avec elles sur le Parnasse les mystères de Dionysos : αἱ Θυιᾶδες γυναῖκες μέν εἰσιν Ἀττικαί, φοιτῶσαι δὲ ἐς τὸν Παρνασὸν παρὰ ἔτος αὐταί τε καὶ αἱ γυναῖκες Δελφῶν ἄγουσιν ὄργια Διονύσῳ[16]. Les Thyiades athéniennes venaient donc au Parnasse en théorie ; c’est à elle que doit s’appliquer cette glose d’Hésychios, qui explique une expression d’un auteur attique de l’époque classique : Θεωρίδες· αἱ περὶ τὸν Διόνυσον Βάκχαι. Le chemin qu’elles suivaient n’était autre que la Voie Sacrée[17], par laquelle la légende voulait qu’Apollon eût été d’Athènes à Delphes, et par laquelle passait périodiquement la pythaïde attique. Le parcours était d’environ 130 kilomètres. Les Thyiades athéniennes exécutaient leurs danses échevelées aux diverses stations de cette longue route, surtout en entrant en Phocide, à Panopée, à l’endroit où le Parnasse commence à paraître dans sa gloire et son immensité. Pausanias a cru, ou les exégètes lui ont fait croire, que si Homère avait qualifié Panopée de καλλίχορος[18], c’était pour avoir su par les Thyiades d’Athènes quelles belles danses elles exécutaient dans

  1. Id. ibid.
  2. Pausan. III, 13, § 5.
  3. Plutarch. De mul. virt. 15 ; cf. Rapp, dans le Rheinisches Museum, 1872, p. 6, et Nilsson, Griech. Kulte, p. 291.
  4. Plutarch. De Is. et Osir. 35 ; Quaest. gr. 12.
  5. De Is. et Osir. 35.
  6. Pausan. X, 32, § 9.
  7. X, 6, § 3 ; 29, § 3.
  8. ἱερᾶσθαι τε τὴν Θυίαν Διονύσῳ πρῶτον καὶ ὄργια ἀγαγεῖν τῷ θεῷ (Pausan. X, 6, § 4).
  9. Quaest. gr. 12.
  10. Sur l’Héroïs, cf. l’article héroïs dans ce Dictionnaire, ainsi que Voigt et Jessen, dans le Lexicon de Roscher, I, 1048, et IV, 665 ; Rohde, Psyche2, II, p. 45 ; Harrison, Prolegomena, p. 483 ; Nilsson, Griech. Feste, p. 286.
  11. Pausanias, II, 31, § 2.
  12. Quaest. gr. 12.
  13. Baumcultus, p. 406 ; Antike Feld-und Waldkulte, p. 298.
  14. Italische Mythen, dans le Rhein. Museum, 1875, p. 182.
  15. Sur la fête de Charila, cf. l’article charila dans ce Dictionnaire, ainsi que les Prolegomena de Jane Harrison, p. 106, et les Griech. Feste de Nilsson, p. 467. Si l’on admet une conjecture assez spécieuse de Weniger sur un texte gâté de Plutarque (De defectu. orac. 15, où Weniger remplace ῇ αἱ Ὀλεῖαι de la Vulgate par ῇ αἱ Θυιάδες), les Thyiades delphiques auraient joué aussi un rôle dans le culte proprement apollinien
  16. Pausan. X, 4, § 2.
  17. Cf. E. Curtius, Gesammelte Abhandlungen, t. I, p. 30, et Colin, Le culte d’Apollon Pythien à Athènes, p. 167-171.
  18. Dans l’Odyss. XI, p. 581.