Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/133

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il mit subtilement la main à sa poche, en tira un couteau bien pointu, et lorsque son antagoniste porta la main sur les dés pour les placer dans le cornet, il lui plante le couteau dans la main, et la lui cloue sur la table, en lui disant : « Si les dés sont pipés, vous êtes un fripon ; s’ils sont bons, j’ai tort… » Les dés se trouvèrent bons. M. de Guerchy dit : « J’en suis très fâché, et j’offre telle réparation qu’on voudra… » Ce ne fut pas le propos du camarade de mon capitaine ; il dit : « J’ai perdu mon argent ; j’ai percé la main à un galant homme : mais en revanche j’ai recouvré le plaisir de me battre tant qu’il me plaira… » L’officier cloué se retire et va se faire panser. Lorsqu’il est guéri, il vient trouver l’officier cloueur et lui demande raison ; celui-ci, ou M. de Guerchy, trouve la demande juste. L’autre, le camarade de mon capitaine, jette les bras à son cou, et lui dit : « Je vous attendais avec une impatience que je ne saurais vous exprimer… » Ils vont sur le pré ; le cloueur, M. de Guerchy, ou le camarade de mon capitaine, reçoit un bon coup d’épée à travers le corps ; le cloué le relève, le fait porter chez lui et lui dit : « Monsieur, nous nous reverrons… » M. de Guerchy ne répondit rien ; le camarade de mon capitaine lui répondit : « Monsieur, j’y compte bien. » Ils se battent une seconde, une troisième, jusqu’à huit ou dix fois, et toujours le cloueur reste sur place. C’étaient tous les deux des officiers de distinction, tous les deux gens de mérite, leur aventure fit grand bruit ; le ministère s’en mêla. L’on retint l’un à Paris, et l’on fixa l’autre à son poste. M. de Guerchy se soumit aux ordres de la cour ; le camarade de mon capitaine en fut désolé ; et telle est la différence de deux hommes braves par caractère, mais dont l’un est sage, et l’autre a un grain de folie.

Jusqu’ici l’aventure de M. de Guerchy et du camarade de mon capitaine leur est commune : c’est la même ; et voilà la raison pour laquelle je les ai nommés tous deux, entendez-vous, mon maître ? Ici je vais les séparer et je ne vous parlerai plus que du camarade de mon capitaine, parce que le reste n’appartient qu’à lui. Ah ! Monsieur, c’est ici que vous allez voir combien nous sommes peu maîtres de nos destinées, et combien il y a de choses bizarres écrites sur le grand rouleau !

Le camarade de mon capitaine, ou le cloueur, sollicite la permission de faire un tour dans sa province : il l’obtient. Sa route était par Paris. Il prend place dans une voiture publique.