Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/150

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ami ; la liaison de presque tous nos plaisirs avec le commerce de nos semblables, et l’influence qu’une société présente ou imaginaire exerce sur eux, décident la question.

Sans en croire le sentiment intérieur, la supériorité des plaisirs qui naissent des affections sociales sur ceux qui viennent des sensations, se reconnaît encore à des signes extérieurs, et se manifeste au dehors par des symptômes merveilleux : on la lit sur les visages ; elle s’y peint en des caractères indicatifs d’une joie plus vive, plus complète, plus abondante que celle qui accompagne le soulagement de la faim, de la soif et des plus pressants appétits. Mais l’ascendant actuel de cette espèce d’affection sur les autres ne permet pas de douter de leur énergie. Lorsque les affections sociales se font entendre, leur voix suspend tout autre sentiment, et le reste des penchants garde le silence. L’enchantement des sens n’a rien de comparable : quiconque éprouvera successivement l’une et l’autre volupté, donnera, sans balancer, la préférence à la première ; mais, pour prononcer avec équité, il faut les avoir éprouvées dans toute leur intensité. L’honnête homme peut connaître toute la vivacité des plaisirs sensuels : l’usage modéré qu’il en fait répond de la sensibilité de ses organes et, de la délicatesse de son goût ; mais le méchant, étranger par son état aux affections sociales, est absolument incapable de juger des plaisirs qu’elles causent.

Objecter que ces affections ne déterminent pas toujours la créature qui les possède, c’est ne rien dire ; car, si la créature ne les ressent pas dans leur énergie naturelle, c’est comme si elle en était actuellement privée, et qu’elle l’eût toujours été. Mais en attendant la démonstration de cette proposition, nous remarquerons que, moins une créature aura d’affection sociale, plus il sera surprenant qu’elle prédomine : toutefois ce prodige n’est pas inouï. Or, si l’affection sociale, telle qu’elle a pu, dans une occasion, surmonter la scélératesse, il reste incontestable que, fortifiée par un exercice assidu, elle aurait toujours prévalu.

Telle est la puissance et le charme de l’affection sociale, qu’elle arrache la créature à tout autre plaisir. Lorsqu’il est question des intérêts du sang, et dans cent autres occasions, cette passion maîtrise souverainement, et sa présence triomphe presque sans efforts des tentations les plus séduisantes.