Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/155

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Si l’affection partielle ruine la jouissance des plaisirs de sympathie et de participation, ce n’est pas tout ; elle tarit encore la troisième source des satisfactions intellectuelles, je veux dire le témoignage qu’on se rend à soi-même de bien mériter de tous ses semblables : car d’où naîtrait ce sentiment présomptueux ? quel mérite solide peut-on se reconnaître ? quel droit a-t-on sur l’estime des autres, quand l’affection qu’on a pour eux est si mal fondée ? quelle confiance exiger, lorsque l’inclination est si capricieuse ? qui comptera sur une tendresse, qui pèche par la base, qui manque de principes ? sur une amitié, que la même fantaisie qui l’a bornée à quelques personnes, à une petite partie du genre humain, peut resserrer encore et exclure celui qui en jouit actuellement, comme elle en a privé une infinité d’autres qui méritaient de la partager.

D’ailleurs, on ne doit point espérer que ceux dont la vertu ne dirige ni l’estime, ni l’affection, aient le bonheur de placer l’une et l’autre en des sujets qui les méritent. Ils auraient peine à trouver dans la multitude de ces amis de cœur dont ils se vantent, un seul homme dont ils prisassent les sentiments, dont ils chérissent la confiance, sur la tendresse duquel ils osassent jurer, et en qui ils pussent se complaire sincèrement ; car on a beau repousser les soupçons, et se flatter de l’attachement de gens incapables d’en former, l’illusion qu’on se fait ne peut fournir que des plaisirs aussi frivoles qu’elle. Quel est donc, dans la société, le désavantage de ces gens à passions mutilées ? La seconde source des plaisirs intellectuels ne fournit presque rien pour eux.

L’affection entière jouit de toutes les prérogatives dont l’inclination partielle est privée : elle est constante, uniforme, toujours satisfaite d’elle-même, et toujours agréable et satisfaisante. La bienveillance et les applaudissements des bons lui sont tout acquis ; et dans les cas désintéressés, elle obtiendra, le même tribut des méchants. C’est d’elle que nous dirons, avec vérité, que la satisfaction intérieure de mériter l’amour et l’approbation de toute société, de toute créature intelligente et du principe éternel de toute intelligence, ne l’abandonne jamais. Or, ce principe une fois admis, le théisme adopté, les plaisirs qui naîtront de l’affection héroïque dont Dieu sera l’objet final, partageront son excellence, et seront grands, nobles et parfaits