Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/185

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Mettez au même nombre la misanthropie, espèce d’aversion qui a dominé dans quelques personnes : elle agit puissamment chez ceux en qui la mauvaise humeur est habituelle, et qui, par une nature mauvaise, aidée d’une plus mauvaise éducation, ont contracté tant de rusticité dans les manières et de dureté dans les mœurs, que la vue d’un étranger les offense. Le genre humain est à charge à ces atrabilaires ; la haine est toujours leur premier mouvement. Cette maladie de tempérament est quelquefois épidémique : elle est ordinaire aux nations sauvages, et c’est un des principaux caractères de la barbarie. On peut la regarder comme le revers de cette affection généreuse, exercée et connue chez les Anciens sous le nom d’hospitalité ; vertu qui n’était proprement qu’un amour général du genre humain, qui se manifestait dans l’affabilité pour les étrangers.

À ces passions, ajoutez toutes celles que les superstitions et des usages barbares font éclore ; les actions qu’elles prescrivent sont trop horribles pour ne pas occasionner le malheur de ceux qui les révèrent.

Je nommerais ici les amours dénaturés tant dans l’espèce humaine que de celle-ci à une autre, avec la foule d’abominations qui les accompagnent ; mais, sans souiller ces feuilles de cet infâme détail, il est aisé de juger de ces appétits par les principes que nous avons posés.

Outre ces passions, qui n’ont aucun fondement dans les avantages particuliers de la créature, et qu’on peut nommer strictement penchants dénaturés, il y en a quelques autres qui tendent à son intérêt, mais d’une façon si démesurée, si injurieuse au genre humain, et si généralement détestée, que les précédentes ne paraissent guère plus monstrueuses.

Telle est cette ambitieuse arrogance, cette fierté tyrannique qui en veut à toute liberté, et qui regarde toute prospérité d’un œil chagrin et jaloux. Telle est cette[1] sombre fureur, qui s’immolerait volontiers la nature entière ; cette noirceur, qui se repaît

  1. On trouve dans la Vie de Caligula des exemples presque uniques de cette passion. Jaloux d’immortaliser sa mémoire par de vastes calamités, il enviait à Auguste le bonheur d’une armée entière massacrée sous son règne ; et à Tibère, la chute de l’amphithéâtre sous lequel cinquante mille âmes périrent. S’étant avisé, à la représentation de quelque pièce de théâtre, d’applaudir mal à propos un acteur que le peuple siffla : Ah ! si tous ces gosiers, s’écria-t-il, étaient sous une tête !… Voilà ce qu’on pourrait appeler le sublime de la cruauté. (Diderot.)