Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/198

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citoyen ordinaire. Mon amitié n’est que circonspecte, si le péril d’un ami me laisse les yeux ouverts sur le mien. La vie m’est-elle plus chère que ma maîtresse, je ne suis qu’un amant comme un autre.

III.

Les passions amorties dégradent les hommes extraordinaires. La contrainte anéantit la grandeur et l’énergie de la nature. Voyez cet arbre ; c’est au luxe de ses branches que vous devez la fraîcheur et l’étendue de ses ombres : vous en jouirez jusqu’à ce que l’hiver vienne le dépouiller de sa chevelure. Plus d’excellence en poésie, en peinture, en musique, lorsque la superstition aura fait sur le tempérament l’ouvrage de la vieillesse.

IV.

Ce serait donc un bonheur, me dira-t-on, d’avoir les passions fortes. Oui, sans doute, si toutes sont à l’unisson. Établissez entre elles une juste harmonie, et n’en appréhendez point de désordres. Si l’espérance est balancée par la crainte, le point d’honneur par l’amour de la vie, le penchant au plaisir par l’intérêt de la santé, vous ne verrez ni libertins, ni téméraires, ni lâches.

V.

C’est le comble de la folie, que de se proposer la ruine des passions. Le beau projet que celui d’un dévot qui se tourmente comme un forcené, pour ne rien désirer, ne rien aimer, ne rien sentir, et qui finirait par devenir un vrai monstre s’il réussissait !

VI.

Ce qui fait l’objet de mon estime dans un homme pourrait-il être l’objet de mes mépris dans un autre ? Non, sans doute. Le vrai, indépendant de mes caprices, doit être la règle de mes jugements ; et je ne ferai point un crime à celui-ci de ce que j’admirerai dans celui-là comme une vertu. Croirai-je qu’il était réservé à quelques-uns de pratiquer des actes de perfection, que la nature et la religion doivent ordonner indifféremment à