Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/20

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entendu citer avec éloge au premier de nos géomètres, a fait encore des contes, des romans, il en a fait un surtout plein d’originalité, de verve et de folie ; et c’est par un des meilleurs livres de morale qui existe dans notre langue, son Essai sur les règnes de Claude et de Néron, qu’il s’est plu à terminer utilement sa carrière littéraire.

Si l’on pense que tant d’ouvrages, et des ouvrages d’un genre si différent, sont d’un homme qui longtemps ne put donner à leur composition que le temps dont il n’avait pas besoin pour s’assurer sa propre subsistance et celle de sa famille, qui dans la suite ne leur donna que le peu d’instants que lui laissaient l’importunité des étrangers, l’indiscrétion de ses amis, et surtout l’extrême insouciance de son caractère, on avouera sans doute que peu d’êtres furent doués d’un esprit plus vaste, d’une facilité de talents plus rare et plus féconde[1].

Le génie de Diderot ressemblait à ces fils de famille qui, nés et élevés au sein de la plus grande opulence, croient le fonds de leurs richesses inépuisable, et ne mettent par conséquent aucune borne à leurs fantaisies, aucun ordre dans leur dépense. À quel degré de supériorité ce génie ne se fût-il pas élevé ; à quelle entreprise ses forces n’auraient-elles pas pu suffire, s’il les avait dirigées vers un seul objet, s’il eût seulement réservé pour la perfection de ses propres ouvrages le temps, les efforts qu’il prodiguait sans cesse à quiconque venait réclamer le secours de ses conseils ou de ses lumières ! Ce qu’il n’avait fait d’abord que par bonhomie, par habitude, par je ne sais quel entraînement de caractère, il le fit ensuite par nécessité, par principe ; et voici comment sous ce rapport il s’est peint très naïvement lui-même : « On ne me vole point ma vie, dit-il, je la donne ; et qu’ai-je de mieux à faire que d’en accorder une portion à celui qui m’estime assez pour solliciter ce présent ?… Le point important n’est pas que la chose soit faite par un autre ou par moi, mais qu’elle soit faite et bien faite par un méchant même ou par un homme de bien… On ne me louera, j’en conviens, ni dans ce moment où je suis, ni quand je ne serai plus, mais je m’en estimerai moi-même, et l’on m’en aimera davantage. Ce n’est point un mauvais échange que celui de la bienfaisance dont la récompense est

  1. L’éloquente Apologie de l’abbé de Prades, un des meilleurs écrits polémiques qui ait paru dans ce siècle, fut l’ouvrage de quelques jours ; le sublime Éloge de Richardson, celui d’une matinée ; à peine employa-t-il une quinzaine à faire les Bijoux indiscrets. (Note de Meister.)