Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/204

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vérités inutiles me sont démontrées sans réplique, disait-il ; et l’existence de Dieu, la réalité du bien et du mal moral, l’immortalité de l’âme, sont encore des problèmes pour moi. Quoi donc ! me serait-il moins important d’être éclairé sur ces sujets, que d’être convaincu que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits ? » Tandis qu’en habile déclamateur il me faisait avaler à longs traits toute l’amertume de cette réflexion, je rengageai le combat par une question qui dut paraître singulière à un homme enflé de ses premiers succès… Êtes-vous un être pensant ? lui demandai-je… « En pourriez-vous douter ? » me répondit-il d’un air satisfait… Pourquoi non ? qu’ai-je aperçu qui m’en convainque ?… des sons et des mouvements ?… Mais le philosophe en voit autant dans l’animal qu’il dépouille de la faculté de penser : pourquoi vous accorderais-je ce que Descartes refuse à la fourmi ? Vous produisez à l’extérieur des actes assez propres à m’en imposer ; je serais tenté d’assurer que vous pensez en effet ; mais la raison suspend mon jugement. « Entre les actes extérieurs et la pensée, il n’y a point de liaison essentielle, me dit-elle ; il est possible que ton antagoniste ne pense non plus que sa montre : fallait-il prendre pour un être pensant le premier animal à qui l’on apprit à parler ? Qui t’a révélé que tous les hommes ne sont pas autant de perroquets instruits à ton insu ?… » « Cette comparaison est tout au plus ingénieuse, me répliqua-t-il ; ce n’est pas sur le mouvement et les sons, c’est sur le fil des idées, la conséquence qui règne entre les propositions et la liaison des raisonnements, qu’il faut juger qu’un être pense : s’il se trouvait un perroquet qui répondît à tout, je prononcerais sans balancer que c’est un être pensant… Mais qu’a de commun cette question avec l’existence de Dieu ? quand vous m’aurez démontré que l’homme en qui j’aperçois le plus d’esprit n’est peut-être qu’un automate, en serai-je mieux disposé à reconnaître une intelligence dans la nature ?… » C’est mon affaire, repris-je : convenez cependant qu’il y aurait de la folie à refuser à vos semblables la faculté de penser. « Sans doute ; mais que s’ensuit-il de là ?… » Il s’ensuit que si l’univers, que dis-je l’univers ! que si l’aile d’un papillon m’offre des traces mille fois plus distinctes d’une intelligence que vous n’avez d’indices que votre semblable est doué de la faculté de penser, il serait