Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/254

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vous me défendez de parler. Imposez-moi silence sur la religion et le gouvernement, et je n’aurai plus rien à dire. En effet, que m’importe que l’académicien *** ait fait un insipide roman ; que le père *** ait prononcé en chaire un discours académique ; que le chevalier de *** nous inonde de misérables brochures ; que la duchesse *** mendie les faveurs de ses pages ; que le fils du duc *** soit à son père ou à un autre ; que D*** compose ou fasse composer ses ouvrages ? tous ces ridicules sont sans conséquence. Ces sottises ne touchent ni à votre bonheur ni au mien. La mauvaise histoire de *** serait par impossible quatre fois plus mauvaise encore, que l’État n’en serait ni mieux ni plus mal réglé. Ah ! mon cher Cléobule, cherchez-nous, s’il vous plaît, des sujets plus intéressants, ou souffrez que nous nous reposions.

— Je consens, reprit Cléobule, que vous vous reposiez tant qu’il vous plaira. N’écrivez jamais s’il faut que vous vous perdiez par un écrit ; mais si c’est une nécessité que vous trompiez votre loisir aux dépens du public, que n’imitez-vous le nouvel auteur qui s’est exercé sur les préjugés[1] ?

— Je vous entends, Cléobule ; vous me conseillez, lui dis-je, de traiter les préjugés du public de manière à faire dire que je les ai tous. Y pensez-vous ? et quel exemple me proposez-vous là ?

« Lorsqu’on m’annonça cet ouvrage, bon ! dis-je en moi-même, voilà le livre que j’attendais. Où le vend-on ? demandai-je tout bas. Chez G***[2] rue Saint-Jacques, me répondit-on sans mystère. Quoi donc ? ajoutai-je toujours en moi-même, quelque honnête censeur aurait-il eu le courage de sacrifier sa pension à l’intérêt de la vérité, ou l’ouvrage serait-il assez mal fait pour qu’un censeur ait pu l’approuver, sans exposer sa petite fortune ? Je lus, et je trouvai que l’approbateur n’avait rien risqué. Ainsi votre avis, Cléobule, est que je n’écrive point, ou que je fasse un mauvais livre.

— Sans doute, répondit Cléobule. Il vaut mieux être mauvais

  1. Denesle.
  2. Giffart. L’ouvrage dont veut parler ici Diderot est intitulé : les Préjugés du public, avec des observations, par M. Denesle, 2 vol. in-8, Giffart, 1747. L’auteur entreprend de détruire les préjugés en donnant à entendre que c’est un projet tout à fait chimérique.