Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/312

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temps ; mêmes goûts, mêmes talents, mêmes inclinations ; bons offices, crédit, bourse commune : tout semblait avoir préparé leur liaison et concourir à la cimenter. Criton était marié ; Alcippe gardait le célibat.

24. Bélise et Criton se connaissaient. Dans une visite que lui rendit Criton, la conversation s’engagea sur le grand chapitre de l’amitié. On étala le sentiment, on l’analysa, on se rendit de part et d’autre le témoignage qu’on était d’une sensibilité, d’une délicatesse excessive. « C’est un plaisir bien doux, disait Bélise, de se pouvoir assurer à soi-même qu’on a des amis, et qu’on mérite d’en avoir de vrais, par l’intérêt vif et tendre que l’on prend à ce qui les touche ; mais souvent on achète ce plaisir bien cher. Pour moi, ajoutait-elle, je n’ai que trop éprouvé combien il en coûte d’avoir un cœur de la trempe du mien. Que d’alarmes ! que d’inquiétudes ! que de chagrins à partager ! on n’est point maître de ces mouvements-là…

25. — Ah ! madame, lui répondait Criton, seriez-vous fâchée d’avoir l’âme si belle ? S’il m’était permis de me citer moi-même, je vous dirais qu’il m’est impossible comme à vous, mais de toute impossibilité, de me refuser aux sentiments que je dois à mes amis ; mais ce qui vous paraîtrait singulier, je vous avouerais que j’éprouve de la douceur à me sentir déchirer l’âme par ce qui les intéresse. Entre nous, ne serait-ce pas leur manquer essentiellement, que d’être lent à s’attendrir dans certaines conjonctures ?…

26. — Ce que je n’ai jamais conçu, interrompit Bélise, c’est que le monde soit plein d’âmes noires qui couvrent la perfidie, la méchanceté, l’intérêt, la trahison, et cent autres penchants horribles, des dehors séduisants de la probité, de l’honneur et de l’amitié. J’entre en mauvaise humeur, et mille choses qui se passent sous mes yeux, me feraient presque soupçonner mes meilleurs amis.

27. — Je n’ai garde, dit Criton, de donner dans un pareil excès ; j’aime mieux être la dupe d’un fourbe, que d’insulter un ami. Mais pour prévenir ces deux inconvénients, j’étudie, j’approfondis les gens avant de m’y livrer, et je me méfie surtout de tous ces affables qui se jettent à la tête ; qui ont décrié la sympathie, par l’abus perpétuel qu’ils en font ; qui veulent être à toute force de vos amis, et qui ne savent autre chose de