Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/32

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

reçut plusieurs volumes et autant de couronnes ; trop faible pour porter le tout, il passa les couronnes dans son cou[1], et les bras chargés de livres, il revint chez son père. Sa mère était à la porte de la maison ; elle le vit arriver au milieu de la place publique dans cet équipage et environné de ses camarades ; il faut être mère pour sentir ce qu’elle dut éprouver. On le fêta, on le caressa beaucoup ; mais le dimanche suivant, comme on le parait pour l’office, on s’aperçut qu’il avait une plaie assez considérable ; il n’avait pas même songé à s’en plaindre.

Né vif, aimant la chasse, s’il était toujours supérieur dans les devoirs de classe, il était très souvent inexact. Il se fatigua des remontrances de ses régents, et dit un matin à son père qu’il ne voulait plus continuer ses études. « Tu veux donc être coutelier ? — De tout mon cœur… » On lui donna le tablier de boutique, et il se mit à côté de son père. Il gâtait tout ce qu’il touchait de canifs, de couteaux ou d’autres instruments. Cela dura quatre ou cinq jours ; au bout de ce temps il se lève, monte à sa chambre, prend ses livres et retourne au collège. « J’aime mieux l’impatience que l’ennui, » dit-il à son père ; et depuis ce moment il continua ses classes sans aucune interruption.

Les Jésuites ne tardèrent pas à sentir l’utilité dont cet élève pourrait être à leur corps ; ils employèrent la séduction des louanges, l’appât toujours si séduisant des voyages et de la liberté ; ils le déterminèrent à quitter la maison paternelle et à s’éloigner avec un Jésuite auquel il était attaché. Denis avait pour ami un cousin de son âge, il lui confia son secret et l’engagea à l’accompagner ; mais le cousin, plus médiocre et plus sage, découvrit le projet à son père ; le jour du départ, l’heure, tout fut indiqué. Mon grand-père garda le plus profond silence ; mais en allant se coucher, il emporta les clefs de la porte cochère, et lorsqu’il entendit son fils descendre, il se présenta devant lui et lui demanda où il allait à minuit ? « À Paris, lui répond le jeune homme, où je dois entrer aux Jésuites. — Ce ne sera pas pour ce soir, mais vos désirs seront remplis ; allons d’abord dormir… »

Le lendemain son père retint deux places à la voiture publique, et l’amena à Paris au collège d’Harcourt. Il fit les conditions de son

  1. Ce même fait est rappelé par Diderot dans une de ses lettres à Mlle Voland (18 octobre 1760).