Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/37

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de province, mais qu’il avait auparavant de longues et pénibles affaires à terminer. D’abord il fallait travailler assez longtemps pour compléter une douzaine de cents francs. Il avait entraîné une malheureuse créature dans une vie qui ne lui laissait d’autre ressource que le vice ; il était assez cruel pour lui de ne pouvoir s’en séparer sans regrets, il voulait au moins n’éprouver aucun remords. Au fond, il était jeune ; un an ou deux de plus ne pouvaient qu’affermir sa vocation. Le moine craignait les délais ; il dit avec délicatesse à mon père que, puisqu’il prenait de lui-même le parti de la vie monastique, il lui conseillait d’essayer sa propre maison, et lui vanta et les douceurs de son ordre, et le mérite de ceux qui le composaient. Mon père lui promit d’y penser, et remit sa décision au temps où il aurait terminé ses affaires, et où elles seraient en bon ordre. Le moine craignit de laisser échapper sa proie. « Il est inutile de mener plus longtemps une vie indécente et pénible ; voilà douze cents francs, rompez vos liens. Lorsque vous serez avec nous, votre père sera trop heureux, il ne refusera ni le payement de cette somme, ni les dépenses que vous serez obligé de faire. »

Mon père s’en fut avec les cinquante louis, paya ses dettes réelles au lieu de sa maîtresse imaginaire, et retourna chez le frère Ange. Il y porta un visage triste et soucieux ; il avait l’air inquiet ; « il n’était pas entièrement déterminé ; il ne voulait tromper personne ; il désirait que le frère Ange obtînt de son père une petite somme pour payer son hôte, son tailleur, son traiteur, etc. ; un honnête homme n’était pas dispensé de payer, et l’habit de moine n’acquittait pas les dettes… » « Eh bien ! dit le frère Ange, donnez-moi un état de tout cela ; votre père sera infiniment plus disposé à me rembourser quand vous mènerez une vie plus convenable. Peut-être, dans ce moment, aurait-il peu de confiance dans vos projets ; les choses faites, mon ami, sont d’un grand poids : soyez Carme seulement, et tout ira bien… » Mon père lui remet une note semblable à celle du Joueur[1], pour avoir été nourri, ganté, désaltéré, porté. Il attrape encore huit ou neuf cents francs, et promet au moine de revenir incessamment occuper une place au réfectoire et une cellule. Il revint en effet ; « il voulait bien entrer dans la maison, il était

  1. Dans le Joueur de Dufresny, Frontin présente à la comtesse le compte suivant : « Plus, 2,000 livres à quatre-vingt-treize quidams pour nous avoir coiffés, chaussés, gantés, parfumés, rasés, médicamentés, voitures, portés, alimentés, désaltérés, etc. »