Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/379

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objecter de plus fort à Saunderson. Aussi le bon aveugle convint-il qu’il y aurait de la témérité à nier ce qu’un homme, tel que Newton, n’avait pas dédaigné d’admettre : il représenta toutefois au ministre que le témoignage de Newton n’était pas aussi fort pour lui que celui de la nature entière pour Newton ; et que Newton croyait sur la parole de Dieu, au lieu que lui il en était réduit à croire sur la parole de Newton.

« Considérez, monsieur Holmes, ajouta-t-il, combien il faut que j’aie de confiance en votre parole et dans celle de Newton. Je ne vois rien, cependant j’admets en tout un ordre admirable mais je compte que vous n’en exigerez pas davantage. Je vous le cède sur l’état actuel de l’univers, pour obtenir de vous en revanche la liberté de penser ce qu’il me plaira de son ancien et premier état, sur lequel vous n’êtes pas moins aveugle que moi. Vous n’avez point ici de témoins à m’opposer ; et vos yeux ne vous sont d’aucune ressource. Imaginez donc, si vous voulez, que l’ordre qui vous frappe a toujours subsisté ; mais laissez-moi croire qu’il n’en est rien ; et que si nous remontions à la naissance des choses et des temps, et que nous sentissions la matière se mouvoir et le chaos se débrouiller, nous rencontrerions une multitude d’êtres informes pour quelque êtres bien organisés. Si je n’ai rien à vous objecter sur la condition présente des choses, je puis du moins vous interroger sur leur condition passée. Je puis vous demander, par exemple, qui vous a dit à vous, à Leibniz, à Clarke et à Newton, que dans les premiers instants de la formation des animaux, les uns n’étaient pas sans tête et les autres sans pieds ? Je puis vous soutenir que ceux-ci n’avaient point d’estomac, et ceux-là point d’intestins ; que tels à qui un estomac, un palais et des dents semblaient promettre de la durée, ont cessé par quelque vice du cœur ou des poumons ; que les monstres se sont anéantis successivement ; que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu’il n’est resté que celles où le mécanisme n’impliquait aucune contradiction importante, et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer[1].

« Cela supposé, si le premier homme eût eu le larynx fermé, eût manqué d’aliments convenables, eût péché par les parties

  1. C’est la thèse de Lucrèce et la théorie actuelle sur la concurrence vitale.