Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/42

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Mon père était d’un caractère trop jaloux pour laisser continuer à ma mère un commerce qui l’obligeait à recevoir des étrangers et à traiter avec eux ; il la conjura d’abandonner cet état ; elle eut bien de la peine à y consentir ; la misère ne l’effrayait pas pour elle-même ; mais sa mère était âgée, elle était menacée de la perdre, et l’idée de n’être pas en état de pourvoir à tous ses besoins était un supplice pour elle ; cependant, comme elle se persuada que ce sacrifice ferait le bonheur de son mari, elle le fit. Une femme de peine venait chaque jour balayer son petit logement et apporter les provisions de la journée ; ma mère pourvoyait à tout le reste. Souvent, lorsque mon père mangeait en ville, elle dînait ou soupait avec du pain, et se faisait un grand plaisir de penser qu’elle doublerait le lendemain son petit ordinaire pour lui. Le café était un luxe trop considérable pour un ménage de cette espèce ; mais elle ne voulait pas qu’il en fût privé, et chaque jour elle lui donnait six sous pour aller prendre sa tasse au café de la Régence et voir jouer aux échecs.

Ce fut alors qu’il traduisit l’Histoire de la Grèce[1], en trois volumes ; il vendit cet ouvrage cent écus. Cette somme remit un peu d’aisance dans la maison.

On lui proposa la traduction du Dictionnaire de Médecine[2]. Il venait d’entreprendre cette besogne quand le hasard lui amena deux hommes : l’un était Toussaint, auteur[3] d’un petit ouvrage intitulé les Mœurs, l’autre, un inconnu[4] ; mais tous deux sans pain et cherchant de l’occupation. Mon père, n’ayant rien, se priva des deux tiers de l’argent qu’il pouvait espérer de sa traduction, et les engagea à partager avec lui cette petite entreprise.

Il conçut alors le projet de l’Encyclopédie ; il en conféra avec les libraires qu’il voyait quelquefois. Ils saisirent avec avidité un moyen de s’enrichir ; mon père ne voyait que le bonheur suprême d’exercer ses talents, de faire un grand et bel ouvrage, et de connaître tous

    exact, quand il n’était pas aveuglé par la passion, mais toutes les fois qu’il a touché à Diderot, et il y a touché souvent, il semble qu’il ne l’a pu faire avec assez de sang-froid pour comprendre ce qui ne concordait pas avec son parti pris.

  1. De Temple Stanyan ; ouvrage oublié et digne de l’être. — Paris, Briasson, 1743, 3 vol. in-12. Il a cependant été reproduit dans la Collection complète des œuvres philosophiques, littéraires et dramatiques de M. Diderot. Londres, 1773, 5 vol. in-8o.
  2. Dictionnaire universel de Médecine, de Chirurgie, de Chimie, de Botanique, par Rob. James. Eidous et Toussaint furent les collaborateurs de Diderot pour cette traduction en 6 vol. in-fol. Paris, 1746 et suiv.
  3. Sous le nom de Panage ; son livre avait été condamné.
  4. Eidous, traducteur très fécond, fut aussi collaborateur de l’Encyclopédie.