Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/431

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danger de tomber dans des contre-sens, dans des amphibologies, et dans les autres vices de construction. Je ne sais si l’on peut juger sainement des sentiments et des mœurs d’un homme par ses écrits ; mais je crois qu’on ne risquerait pas à se tromper sur la justesse de son esprit, si l’on en jugeait par son style ou plutôt par sa construction. Je puis du moins vous assurer que je ne m’y suis jamais trompé. J’ai vu que tout homme dont on ne pouvait corriger les phrases qu’en les refaisant tout à fait, était un homme dont on n’aurait pu réformer la tête qu’en lui en donnant une autre.

Mais, entre tant d’arrangements possibles, comment, lorsqu’une langue est morte, distinguer les constructions que l’usage autorisait ? La simplicité et l’uniformité des nôtres m’enhardissent à dire que, si jamais la langue française meurt, on aura plus de facilité à l’écrire et à la parler correctement, que les langues grecque ou latine. Combien d’inversions n’employons-nous pas aujourd’hui en latin et en grec, que l’usage du temps de Cicéron et de Démosthène, ou l’oreille sévère de ces orateurs, proscrirait.

Mais, me dira-t-on, n’avons-nous pas dans notre langue des adjectifs qui ne se placent qu’avant le substantif ? N’en avons-nous pas d’autres qui ne se placent jamais qu’après ? Comment nos neveux s’instruiront-ils de ces finesses ? La lecture des bons auteurs n’y suffit pas. J’en conviens avec vous ; et j’avoue que si la langue française meurt, les savants à venir, qui feront assez de cas de nos auteurs pour l’apprendre et pour s’en servir, ne manqueront pas d’écrire indistinctement blanc bonnet ou bonnet blanc, méchant auteur ou auteur méchant ; homme galant, ou galant homme, et une infinité d’autres qui donneraient à leurs ouvrages un air tout à fait ridicule, si nous ressuscitions pour les lire, mais qui n’empêcheront pas leurs contemporains ignorants de s’écrier à la lecture de quelque pièce française : « Racine n’a pas écrit plus correctement ; c’est Despréaux tout pur ; Bossuet n’aurait pas mieux dit ; cette prose a le nombre, la force, l’élégance, la facilité de celle de Voltaire. » Mais si un petit nombre de cas embarrassants font dire tant de sottises à ceux qui viendront après nous, que devons-nous penser aujourd’hui de nos écrits en grec et en latin, et des applaudissements qu’ils obtiennent ?