Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/46

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

livrée entièrement à son ménage, elle ne s’était jamais mêlée des sciences dont il aimait à s’occuper ; qu’elle ne connaissait ni pigeon blanc, ni pigeon noir, mais qu’elle était bien convaincue que ses écrits ne pouvaient être que conformes à sa conduite : « il estime, ajouta-t-elle, mille fois plus l’honneur que la vie, et ses ouvrages doivent respirer les vertus qu’il pratique. »

M. Berrier vit bien que cette femme pouvait être importune, mais non pas indiscrète ; il la congédia, la consola le mieux qu’il put, et lui promit la permission de voir mon père beaucoup plus tôt qu’elle ne l’obtint, car il resta au donjon sans voir autre personne que M. Berrier qui l’interrogea plusieurs fois, pendant vingt-huit jours. Enfin M. Berrier lui conseilla de s’adresser à M. Argenson et se chargea de lui envoyer sa lettre. Mon père le pria de vouloir bien le tirer d’une prison où il était le maître de le faire mourir, mais non pas de l’y faire vivre. Enfin, au bout de vingt-huit jours, l’on fit dire à ma mère d’aller à Vincennes. Les libraires associés l’accompagnèrent. À son arrivée, on le fit sortir du donjon, et on le conduisit au château en lui annonçant que le roi, par un excès de clémence, lui permettait d’y être prisonnier sur sa parole, et lui accordait le parc pour se promener. M. le marquis du Châtelet, gouverneur de ce lieu, le combla de bontés, lui donna sa table, et eut le plus grand soin de rendre ce séjour le moins pénible et le plus commode possible à ma mère. Ils y restèrent trois mois, puis on leur permit de retourner chez eux.

Pendant son séjour au donjon il trouva le moyen de charmer un peu sa douleur. Il avait dans sa poche un cure-dent, il en fit une plume ; il détacha de l’ardoise à côté de sa fenêtre, la broya, la délaya dans du vin ; son gobelet cassé fit une écritoire, et ayant un volume du Paradis perdu de Milton, il en remplit les feuillets blancs et les interlignes de réflexions sur sa position et de notes sur le poëme.

Le geôlier lui apportait chaque jour deux chandelles, mais comme il se couchait et se levait avec le soleil, il en faisait peu d’usage, et au bout d’une quinzaine il voulut remettre sa provision à son gardien. « Gardez, gardez, monsieur, vous en avez trop cet été, mais elle vous sera fort utile en hiver. »

Sorti du donjon, Mme  de Puisieux venait le visiter. Il avait conçu un peu de jalousie d’un robin qui la fréquentait. Un jour, la trouvant fort parée, il lui demanda où elle allait, « À Champigny,