Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/470

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puyer sur des solides, sans qu’il reste à chacun de ces observateurs la mémoire ou la conscience d’une, de deux, trois, quatre, etc., perceptions diiïerentes, ou celle de la même perceplion, une, deux, trois, quatre fois réitérée, et par conséquent la notion des nombres un, deux, trois, quatre, etc. Les expériences fréquentes qui nous constatent l’existence des êtres ou de leurs qualités sensibles nous conduisent en même temps à la notion abstraite des nombres, et quand le toucher, par exemple, dira : « J’ai saisi deux globes, un cylindre ; » de deux choses l’une : ou il ne s’entendra pas, ou avec la notion de globe et de cylindre il aura celle des nombres, un et deux, qu’il pourra séparer, par abstraction, des corps auxquels il les appliquait, et se former un objet de méditation et de calculs ; de calculs arithmétiques, si les symboles de ses notions numériques ne désignent ensemble ou séparément qu’une collection d’unités déterminée ; de calculs algébriques, si, plus généraux, ils s’étendent chacun indéterminément à toute collection d’unités.

Mais la vue, l’odorat et le goût sont capables des mêmes progrès scientifiques. Nos sens, distribués en autant d’êtres pensants, pourraient donc s’élever tous aux spéculations les plus sublimes de l’arithmétique et de l’algèbre ; sonder les profondeurs de l’analyse ; se proposer entre eux les problèmes les plus compliqués sur la nature des équations, et les résoudre comme s’ils étaient des Diophantes[1]. C’est peut-être ce que fait l’huître dans sa coquille.

Quoi qu’il en soit il s’ensuit que les mathématiques pures entrent dans notre âme par tous les sens, et que les notions abstraites nous devraient être bien familières. Cependant, ramenés nous-mêmes sans cesse par nos besoins et par nos plaisirs, de la sphère des abstractions vers les êtres réels, il est à présumer que nos sens personnifiés ne feraient pas une longue conversation sans rejoindre les qualités des êtres à la notion abstraite des nombres. Bientôt l’œil bigarrera son discours et ses calculs de couleurs ; l’oreille dira de lui : « Voilà sa folie qui

  1. Mathématicien d’Alexandrie qui vivait vers le troisième siècle. On appelait Questions de Diophante certaines questions sur les nombres carrés ou cubes, sur les triangles rectangles, etc. Saunderson, dont il a été question dans la Lettre sur les aveugles, estimait beaucoup les travaux de Diophante, mais ne le croyait pas, comme on le dit encore dans les Dictionnaires, l’inventeur de l’algèbre.