Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/58

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l’ordinaire ; il avait beaucoup d’appétit, et mangeait peut-être un peu trop ; il dormait, et désirait vivement la fin de ce vésicatoire pour sortir et se promener. Ce temps arriva ; il sortit, se promena tous les jours pendant quelques mois ; il n’éprouvait aucune douleur aiguë, mais il était faible et languissant. Enfin il s’aperçut, comme il l’avait prédit, que ses jambes étaient très enflées. Il consulta M. Maloët ; ce médecin lui donna beaucoup de marques d’intérêt et de soins, mais il était convaincu de l’impossibilité de le guérir ; il fit établir un cautère au bras, et ordonna des jus d’herbes. L’enflure gagna les cuisses. Mon père se rappela M. Bacher, si connu par son habileté et ses profondes connaissances sur l’hydropisie. M. Bacher arriva, mais trop tard ; son remède aurait pu le préserver de cette maladie, mais il ne put en détruire le germe. L’on appliqua les vésicatoires aux cuisses ; elles rendirent un seau d’eau, et il fut soulagé ; les pilules de Bacher emportèrent l’enflure presque tout à fait, mais il fallut en faire sa nourriture ; sitôt que l’on cessait le remède, l’enflure faisait des progrès. Ce médecin a prolongé sa vie, diminué ses souffrances, et a rendu ses derniers mois plus supportables par la tendre amitié qu’il lui témoignait et l’agrément de sa conversation.

Le curé de Saint-Sulpice apprit sa maladie et vint le voir. Mon père le reçut à merveille, le loua de ses institutions sur la manière d’assister les malheureux, et lui parla sans cesse des bonnes actions qu’il avait faites et de celles qui lui restaient encore à faire ; il lui recommanda les indigents de son quartier et le curé les soulagea. Il venait visiter mon père deux ou trois fois la semaine, mais ils n’eurent ensemble aucune conversation particulière ; ainsi les matières théologiques ne purent se traiter autrement que les autres, comme il convient aux gens du monde. Mon père ne cherchait pas cette espèce de sujet, mais il ne s’y refusait pas. Un jour qu’ils étaient d’accord sur plusieurs points de morale relatifs à l’humanité et aux bonnes œuvres, le curé se hasarda à faire entendre que s’il imprimait ces maximes et une petite rétractation de ses ouvrages, cela ferait un fort bel effet dans le monde. Je le crois, monsieur le curé, mais convenez que je ferais un impudent mensonge. Ma mère aurait donné sa vie pour que mon père crût ; mais elle aimait mieux mourir que de l’engager à faire une seule action qu’elle pût regarder comme un sacrilège. Persuadée que mon père ne changerait jamais d’opinion, elle voulut lui épargner les persécutions, et