Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/62

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nèrent un dîner de corps, placèrent le buste au haut de la table et burent à sa santé. Ces détails donnés par le maire à mon père lui ont fait passer des moments fort doux. La ville envoya je ne sais quelle bagatelle à M. Houdon, qui de son côté répondit en envoyant à ces messieurs des plâtres du buste dont ils avaient honoré le bronze. Mon oncle fut invité à ce repas, fait pour donner une marque de considération à son frère, il refusa : mais quelque temps après, sous prétexte de voir quelque chose à l’hôtel de ville, il fut le voir.

L’Encyclopédie fut donnée à la ville par M. de Versailles, homme de qualité ; voulant quitter cette province, il fit don de l’ouvrage d’un homme qu’il aimait et estimait.

Mon père n’a jamais été possédé du démon des académies ; cependant il s’est présenté il y a quarante ans à l’Académie française ; il fut agréé par tous ses membres et refusé par le roi, dont le mot fut : Il a trop d’ennemis. Il n’y a jamais pensé depuis[1].

Quelque temps avant sa mort il perdit Mlle  Voland, objet de sa tendresse depuis vingt ans. Il lui donna des larmes, mais il se consola par la certitude de ne pas lui survivre longtemps.

Je n’ai jamais vu les opinions de mon père ni varier, ni s’altérer ; il ne s’en occupait même pas. Il disait qu’il fallait laisser une canne pour s’appuyer à ceux qui n’avaient point de jambes. Il fut cependant dévot pendant quatre ou cinq mois ; dans le temps qu’il faisait ses études et qu’il voulait entrer aux Jésuites, il jeûnait, portait un cilice et couchait sur la paille. Cette fantaisie vint un matin et disparut avec la même vitesse.

Je n’étais pas née lorsqu’il fit connaissance avec Jean-Jacques. Ils étaient liés lorsque mon père fut enfermé à Vincennes ; il donna à dîner à ma mère, et lui fit entendre que mon père ferait sagement d’abandonner l’Encyclopédie à ceux qui voudraient s’en charger, et que cet ouvrage troublerait toujours son repos. Ma mère comprit que Rousseau désirait cette entreprise, et elle le prit en aversion. Le sujet réel de leur brouillerie est impossible à raconter : c’est un tripotage de société où le diable n’entendrait rien. Tout ce que j’ai entrevu de clair dans cette histoire, c’est que mon père a donné à Rousseau l’idée de son Discours sur les Arts, qu’il a revu et peut-être corrigé ; qu’il lui a prêté de l’argent plusieurs fois ; que tout le

  1. C’est en 1760 que Voltaire mit en avant l’idée de « mettre Diderot de l’Académie ». D’Alembert s’y prêta, mais sans y dépenser une bien grande énergie, C’était d’ailleurs à ce moment la chose impossible.