Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/146

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MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Celles de mon unité, de mon moi, par exemple. Pardi, il me semble qu’il ne faut pas tant verbiager pour savoir que je suis moi, que j’ai toujours été moi, et que je ne serai jamais une autre.

BORDEU.

Sans doute le fait est clair, mais la raison du fait ne l’est aucunement, surtout dans l’hypothèse de ceux qui n’admettent qu’une substance et qui expliquent la formation de l’homme ou de l’animal en général par l’apposition successive de plusieurs molécules sensibles. Chaque molécule sensible avait son moi avant l’application ; mais comment l’a-t-elle perdu, et comment de toutes ces pertes en est-il résulté la conscience d’un tout ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Il me semble que le contact seul suffit. Voici une expérience que j’ai faite cent fois… mais attendez… Il faut que j’aille voir ce qui se passe entre ces rideaux… il dort… Lorsque je pose ma main sur ma cuisse, je sens bien d’abord que ma main n’est pas ma cuisse, mais quelque temps après, lorsque la chaleur est égale dans l’une et l’autre, je ne les distingue plus ; les limites des deux parties se confondent et n’en l’ont plus qu’une.

BORDEU.

Oui, jusqu’à ce qu’on vous pique l’une ou l’autre ; alors la distinction renaît. Il y a donc en vous quelque chose qui n’ignore pas si c’est votre main ou votre cuisse qu’on a piquée, et ce quelque chose-là, ce n’est pas votre pied, ce n’est pas même votre main piquée ; c’est elle qui souffre, mais c’est autre chose qui le sait et qui ne souffre pas.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Mais je crois que c’est ma tête.

BORDEU.

Toute votre tête ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Non, tenez, docteur, je vais m’expliquer par une comparaison, les comparaisons sont presque toute la raison des femmes et des poètes. Imaginez une araignée…