Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/177

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vérité de la religion. Il fut attaqué de la pierre, il fallut le tailler. Le jour est pris, le chirurgien, ses aides et moi nous nous rendons chez lui ; il nous reçoit d’un air serein, il se déshabille, il se couche, on veut le lier ; il s’y refuse ; « placez-moi seulement, dit-il, comme il convient ; » on le place. Alors il demande un grand crucifix qui était au pied de son lit ; on le lui donne, il le serre entre ses bras, il y colle sa bouche. On opère, il reste immobile, il ne lui échappe ni larmes ni soupirs, et il était délivré de la pierre, qu’il l’ignorait.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Cela est beau ; et puis doutez après cela que celui à qui l’on brisait les os de la poitrine avec des cailloux ne vît les cieux ouverts.

BORDEU.

Savez-vous ce que c’est que le mal d’oreilles ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Non.

BORDEU.

Tant mieux pour vous. C’est le plus cruel de tous les maux.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Plus que le mal de dents que je connais malheureusement ?

BORDEU.

Sans comparaison. Un philosophe de vos amis en était tourmenté depuis quinze jours, lorsqu’un matin il dit à sa femme : Je ne me sens pas assez de courage pour toute la journée… Il pensa que son unique ressource était de tromper artificiellement la douleur. Peu à peu il s’enfonça si bien dans une question de métaphysique ou de géométrie, qu’il oublia son oreille. On lui servit à manger, il mangea sans s’en apercevoir ; il gagna l’heure de son coucher sans avoir souffert. L’horrible douleur ne le reprit que lorsque la contention d’esprit cessa, mais ce fut avec une fureur inouïe, soit qu’en effet, la fatigue eût irrité le mal, soit que la faiblesse le rendît plus insupportable.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Au sortir de cet état, on doit en effet être épuisé de lassitude ; c’est ce qui arrive quelquefois à cet homme qui est là.

BORDEU.

Cela est dangereux, qu’il y prenne garde.