Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/189

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D’ALEMBERT.

Mais comment s’introduit cette poésie ou ce mensonge dans le récit ?

BORDEU.

Par les idées qui se réveillent les unes les autres, et elles se réveillent parce qu’elles ont toujours été liées. Si vous avez pris la liberté de comparer l’animal à un clavecin, vous me permettrez bien de comparer le récit du poëte au chant.

D’ALEMBERT.

Cela est juste.

BORDEU.

Il y a dans tout chant une gamme. Cette gamme a ses intervalles ; chacune de ses cordes a ses harmoniques, et ces harmoniques ont les leurs. C’est ainsi qu’il s’introduit des modulations de passage dans la mélodie, et que le chant s’enrichit et s’étend. Le fait est un motif donné que chaque musicien sent à sa guise.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Et pourquoi embrouiller la question par ce style figuré ? Je dirais que, chacun ayant ses yeux, chacun voit et raconte diversement. Je dirais que chaque idée en réveille d’autres, et que, selon son tour de tête ou son caractère, on s’en tient aux idées qui représentent le fait rigoureusement, ou l’on y introduit les idées réveillées ; je dirais qu’entre ces idées il y a du choix ; je dirais… que ce seul sujet traité à fond fournirait un livre.

D’ALEMBERT.

Vous avez raison ; ce qui ne m’empêchera pas de demander au docteur s’il est bien persuadé qu’une forme qui ne ressemblerait à rien, ne s’engendrerait jamais dans l’imagination, et ne se produirait point dans le récit.

BORDEU.

Je le crois. Tout le délire de cette faculté se réduit au talent de ces charlatans qui, de plusieurs animaux dépecés, en composent un bizarre qu’on n’a jamais vu en nature.

D’ALEMBERT.

Et les abstractions ?

BORDEU.

Il n’y en a point ; il n’y a que des réticences habituelles, des ellipses qui rendent les propositions plus générales et le langage